De la ville il n’a gardé que de vagues souvenirs. Des images en noir et blanc dans les albums photos et les briques rouge-brun, presque noires, des maisons. Il y avait ces dimanches où, pendant sa petite enfance, il grimpait dans la 2 CV familiale pour aller rendre visite à sa grand-mère maternelle qui habitait Roubaix, pas loin d’un canal et d’un grand cimetière, à deux rues de la Clinique des Cigognes, celle-là même où il avait vu le jour dans les années 50. Ses parents vivaient alors dans une banlieue vaguement bourgeoise de la métropole lilloise. Aller chez « bonne maman » c’était un voyage d’une demi-heure à peine, mais c’était déjà changer de monde.
Il fallait d’abord remonter un interminable boulevard bordé de peupliers, puis on passait devant le Beau Jardin, comme l’appelait sa mère. Tout de suite après on entrait dans la ville, on traversait un quartier commerçant et on finissait par se garer dans une rue calme et grise. L’étroit et long couloir de la petite maison, la pompe à eau dans la cour minuscule, le tablier de sa grand-mère, les adultes qui disaient aimer l’odeur du café « qui finque »*, les rires clairs autour de la table de la cuisine, les voisins qui entraient sans façon pour dire bonjour, emprunter du sel ou du sucre et qui repartaient aussi sec. Tout avait l’air pauvre mais simple.
Ce matin, il est surpris de découvrir que le tramway l’attend dès la descente du train en gare de Lille Flandres. Avant, le tramway s’appelait Mongy et s’arrêtait à hauteur de l’Opéra. Il prend un ticket pour Roubaix Eurotéléport, intrigué par le nouveau nom du terminus. Il n’aime pas ces tramways modernes, confortables et silencieux. Les trams de la vieille Europe, bringuebalants et grinçants, tellement poussifs que l’on peut monter et descendre en marche sans danger… voilà ce qu’il lui faut. Le vieux Mongy était de cette famille là.
Le tramway vert et blanc s’engage sur le grand boulevard. Des tunnels ont été creusés à certains carrefours et il a du mal à reconnaitre l’embranchement du Croisé-Laroche. Le supermarché de son enfance a disparu, remplacé par un autre, plus grand, plus coloré. Au Croisé, la ligne se scinde en deux. A gauche, Tourcoing . A droite, Roubaix. Comme autrefois.
Après quelques kilomètres, la ligne longe le Parc Barbieux, le « beau jardin » de sa mère. Il avait oublié ces immenses et superbes maisons tout autour. Petit il n’avait pas prêté attention à cette zone privilégiée. Il ne faisait que passer.
Il a souvent entendu parler de Roubaix ces dernières années. Des images au journal télévisé, quelques colonnes dans les journaux. L’immigration, la montée de l’islamisme, la délinquance, le chômage. Le Musée de La Piscine aussi. Roubaix victime et Roubaix vitrine. Le tramway s’est arrêté devant l’usine-château. Il reconnait l’immense fabrique, avec donjon, pont-levis et créneaux, folie des grandeurs d’un chevalier d’industrie. A partir d’ici commence son Roubaix.
Il retrouve facilement la Grand’Rue, mais il est désorienté par les couleurs. Dans sa tête elle était en noir et blanc. La rue est longue comme une avenue. Il veut aller jusqu’au bout. Il aimerait savoir, comme les aborigènes, chanter le chemin.
Des types aux carrefours qui attendent ou qui vendent.
Le bâtiment d’importance de la Banque de France.
Le parfum exotique des épiceries asiatiques.
Les lofts chics des anciennes fabriques de fripes.
Le boulevard des Nations-Unies, Roubaix-New York, urban rock.
Pâtisseries orientales et boucheries halal, on est près du canal.
Les façades uniformes des petites rues monotones.
Encore quelques mètres, et c’est là qu’autrefois, les dimanches …