Archives mensuelles : avril 2019

Au bout de la jetée

Aller au bout de la jetée. Ici, on va au bout de la jetée comme on va acheter le pain. Une jetée longue, triste et grise qui borde un chenal long, triste et gris. Au fond, la mer du Nord, trait gris sous les nuages. Autrefois, après un kilomètre de pierre et de ciment, la jetée se métamorphosait en terrible monstre de poutres noires et de ferraille qui avançait dans les eaux froides et agitées. Sous ses pieds, le promeneur intimidé voyait et entendait les vagues s’écraser contre les piliers. Poussés par le vent, des paquets de mer claquaient souvent contre le parapet et trempaient les plus téméraires.

Mais le temps et les tempêtes ont vaincu le bout de la jetée. Le vieil ouvrage de bois a cédé la place à de vulgaires blocs de béton. Un petit chemin de fer et de poutrelles a été sauvegardé pour les yeux des visiteurs, mais le cœur n’y est plus. Aller au bout de la jetée n’est plus une aventure. Les coureurs à pied ont remplacé les rêveurs. Chronomètre à bout de bras, ils se précipitent jusqu’au bout puis font demi-tour. Là où, hier, s’étendaient des hectares de dunes, ils ont une centrale nucléaire pour horizon.

La dame en bleu

Elle arrive généralement vers 16 heures. L’heure du thé. Son petit chapeau délicatement posé sur ses cheveux blancs, elle s’installe à sa table, toujours la même, côté rue. Maréchal Tito, la rue. Elle l’a d’ailleurs peut-être connu, le maréchal. Avec son tailleur bleu, la petite dame est un exemple d’élégance. Les clients du café Imperijal sont généralement plus discrets que ceux qui fréquentent les nouveaux bars bruyants et clinquants de la ville. L’Imperijal, avec ses boiseries, son patron qui veille sur son petit monde, garde la mémoire de la vie d’avant. A l’époque on savait se tenir, on se saluait entre voisins et on venait au café pour lire le journal.

Mirko, le grand serveur au dos un peu voûté, dépose le plateau avec la théière bien dosée en earl grey devant la petite dame. Elle lui sourit faiblement comme d’habitude. Ils se connaissent bien tous les deux. Avant la guerre déjà, elle venait chaque jour à L’Imperijal et Mirko, pantalon noir et veste immaculée, l’accueillait toujours d’un chuchotement. « Bonjour Madame, vous êtes magnifique aujourd’hui ! Prenez place, je suis à vous dans une minute ».

Pendant qu’à petites gorgées elle déguste son thé, la dame en bleu ne dit rien. De temps en temps, elle salue un client d’un petit signe de tête et se replonge dans ses pensées.

A quoi pense t-elle ? Elle est restée là pendant le siège de la ville. C’est une résistante. Une résistante silencieuse. Un jour, bientôt peut-être, elle ne sera plus là. Elle ne viendra plus prendre le thé à L’Imperijal. Elle sera passée sans bruit. Et nous serons encore un peu plus seuls.

La dernière montée

La vieille grimpe sans hâte. L’escalier de pierre est raide. Elle s’agrippe parfois à la rambarde, souffle un moment, puis repart tête baissée, son petit cabas pendu à la main gauche. Chaque matin tu vois passer cette grand-mère tout en noir. Quel âge a t-elle ? Quatre-vingts ans ? Davantage ?

La petite ville paisible, tapie au fond de la cuvette, étire ses quartiers jusqu’au sommet des collines aux rudes pentes verglacées l’hiver et brûlantes l’été. Souvent tu dois, toi aussi, monter, te hisser sur les hauteurs. Au début, c’était une épreuve. Etranger fraichement installé, tu marchais trop vite, regard pointé vers le ciel, et au bout de quelques minutes tu rendais les armes, le cœur à cent à l’heure, les jambes en coton, vaincu par cette impossible montée. Avec le temps tu as appris à grimper lentement. Les vieux et les vieilles que tu croisais chaque jour sur les trottoirs escarpés ou sur ces interminables escaliers, restaient pour toi une énigme. Comment faisaient-ils ? Avaient-ils, comme les paysans quechuas, le cœur hypertrophié pour affronter l’effort et l’altitude ? Quel était leur secret ?

Les années ont passé et tu grimpes maintenant sans souffrir. Tu aimes aller chercher les hauteurs, les nuages accrochés sur les cimes des arbres. Tu aimes te retrouver là-haut pour échapper au monde et surtout tu aimes monter sans y penser. Souvent tu te dis que tout s’arrêtera là, en pleine escalade, sur un de ces escaliers qui maintenant te sont familiers.

Les chevaux morts

C’était un hiver plus froid encore que tous les autres. La route était verglacée, une neige épaisse, lourde, enveloppait les collines et les champs alentours. Le vent soufflait en rafales. Il s’efforçait de conduire en souplesse sans dépasser les 40 km/heure. Les nombreux virages étaient autant d’accidents qui l’attendaient au tournant. Il ne risquait pourtant pas de percuter une autre voiture. Seul. Il était absolument seul sur cette petite route à une cinquantaine de kilomètres de Visegrad. Il avait décidé de passer par là pour se rendre à Skopje. Un trajet d’une bonne dizaine d’heures en temps normal. Au minimum quinze par ce froid. Ce n’était pas l’itinéraire le plus court, mais il voulait revoir la Drina, s’arrêter un instant sur le pont, penser à Andric, se redire que tout avait déjà été écrit.

Et puis, il les a vus. Au bord du chemin, deux chevaux morts. Couchés dans un champ, en partie ensevelis sous la neige, deux gros chevaux noirs. Deux taches brunes dans ce paysage blanc et lugubre. Il n’a pas osé s’arrêter. Freiner, c’était à coup sûr glisser dans le fossé. Il a continué à rouler lentement. L’autoradio ne captait aucune fréquence. Le silence et la fatigue commençaient à lui peser. Peut-être aurait-il quand même dû stopper un instant devant ces chevaux morts ? Mais pourquoi faire après tout ? Et puis, cette terre avait vu tant de morts… Deux cadavres de chevaux abandonnés n’allaient pas changer la face du monde. C’est ce qu’il s’était dit. En entrant dans Visegrad, il a cherché le panneau Priboj. Il savait qu’à partir de là la route allait être plus étroite et plus dangereuse encore. Il a poursuivi son chemin. Tant pis pour le pont. Tant pis pour Ivo Andric. Les chevaux morts. L’image le poursuivait. Il aurait dû s’arrêter.

Sonja

« Sonja n’a pas eu beaucoup de chance ces dernières années. Lorsqu’on la voit, grande, mince, enjouée, un peu légère même, on se dit que tout va bien pour elle. Elle est étudiante à l’Académie des Beaux-Arts. Blonde aux yeux bleu clair, elle monte à cheval, elle interprète à merveille les nocturnes de Chopin et chaque jeudi et samedi soirs, on est sûr de la rencontrer au Jez Klub parce qu’elle aime aussi beaucoup le jazz. Les hommes la remarquent évidemment, d’autant que Sonja n’est pas avare de sourires. Rares, très rares pourtant sont ceux qui ont eu droit à ses faveurs. On raconte que le premier d’entre eux qui l’a emmenée chez lui un soir, après quelques verres et quelques histoires, est resté muet et impuissant d’émotion en la voyant timide et nue sur le lit. Pendant la guerre, l’explosion d’une mine à un mètre de Sonja a failli lui arracher les deux jambes. Elle s’en est sortie grâce à l’étonnante rapidité des secours et au talent des chirurgiens de l’hôpital Kosevo. Mais du haut des cuisses aux chevilles, les brûlures ont laissé des traces indélébiles. Alors, ce type qui avait vu en Sonja une belle affaire n’a pas su, n’a pas voulu. Enfin, il l’a laissé tomber quoi. Il est resté planté devant elle pendant une minute avant d’aller s’asseoir dans un coin de la chambre en murmurant, Dieu sait pourquoi, pardon, pardon. Alors, sans rien dire, elle s’est rhabillée et elle est partie. Mais, comme on l’a vu, Sarajevo est une petite ville. Tout se sait, tout se dit, vite, tellement trop vite. Depuis, sans les avoir jamais vues, car elle porte bien sûr toujours des pantalons, tout le monde connaît les jambes de la belle Sonja. Deux ou trois hommes moins fragiles ou plus généreux peut-être ont quand même fini par l’aimer. Mais seulement en passant. Une nuit sans engagement. Pourtant, Sonja garde sa belle humeur et son apparente frivolité. Elle aime être entourée, même si elle sait qu’il y a parfois dans le regard des autres cette malsaine curiosité. Et, comme si ce malheur ne suffisait pas, elle a perdu ses parents l’an dernier, tous deux victimes d’un accident de voiture.

Alors bien sûr, ce film de Godard, c’est comme une petite lumière pour Sonja. Elle espère être retenue à l’issue de l’entretien. Est-ce que sera un entretien, d’ailleurs ? Elle ne sait pas très bien en quoi consiste l’épreuve. Est-ce qu’elle va devoir défiler, en même temps que d’autres filles devant Godard ? Est-ce que ce sera Godard lui-même qui va effectuer la sélection ? Est-ce que ce sera un entretien individuel ? Est-ce qu’il faudra bouger devant une caméra ?« 

Extrait de « Nema problema, comme elles disent » (Fauves Editions)