« Sonja n’a pas eu beaucoup de chance ces dernières années. Lorsqu’on la voit, grande, mince, enjouée, un peu légère même, on se dit que tout va bien pour elle. Elle est étudiante à l’Académie des Beaux-Arts. Blonde aux yeux bleu clair, elle monte à cheval, elle interprète à merveille les nocturnes de Chopin et chaque jeudi et samedi soirs, on est sûr de la rencontrer au Jez Klub parce qu’elle aime aussi beaucoup le jazz. Les hommes la remarquent évidemment, d’autant que Sonja n’est pas avare de sourires. Rares, très rares pourtant sont ceux qui ont eu droit à ses faveurs. On raconte que le premier d’entre eux qui l’a emmenée chez lui un soir, après quelques verres et quelques histoires, est resté muet et impuissant d’émotion en la voyant timide et nue sur le lit. Pendant la guerre, l’explosion d’une mine à un mètre de Sonja a failli lui arracher les deux jambes. Elle s’en est sortie grâce à l’étonnante rapidité des secours et au talent des chirurgiens de l’hôpital Kosevo. Mais du haut des cuisses aux chevilles, les brûlures ont laissé des traces indélébiles. Alors, ce type qui avait vu en Sonja une belle affaire n’a pas su, n’a pas voulu. Enfin, il l’a laissé tomber quoi. Il est resté planté devant elle pendant une minute avant d’aller s’asseoir dans un coin de la chambre en murmurant, Dieu sait pourquoi, pardon, pardon. Alors, sans rien dire, elle s’est rhabillée et elle est partie. Mais, comme on l’a vu, Sarajevo est une petite ville. Tout se sait, tout se dit, vite, tellement trop vite. Depuis, sans les avoir jamais vues, car elle porte bien sûr toujours des pantalons, tout le monde connaît les jambes de la belle Sonja. Deux ou trois hommes moins fragiles ou plus généreux peut-être ont quand même fini par l’aimer. Mais seulement en passant. Une nuit sans engagement. Pourtant, Sonja garde sa belle humeur et son apparente frivolité. Elle aime être entourée, même si elle sait qu’il y a parfois dans le regard des autres cette malsaine curiosité. Et, comme si ce malheur ne suffisait pas, elle a perdu ses parents l’an dernier, tous deux victimes d’un accident de voiture.
Alors bien sûr, ce film de Godard, c’est comme une petite lumière pour Sonja. Elle espère être retenue à l’issue de l’entretien. Est-ce que sera un entretien, d’ailleurs ? Elle ne sait pas très bien en quoi consiste l’épreuve. Est-ce qu’elle va devoir défiler, en même temps que d’autres filles devant Godard ? Est-ce que ce sera Godard lui-même qui va effectuer la sélection ? Est-ce que ce sera un entretien individuel ? Est-ce qu’il faudra bouger devant une caméra ?«
Extrait de « Nema problema, comme elles disent » (Fauves Editions)