Il a trois clébards. Pas un chien, comme la plupart de ces gars qui dorment dans la rue. Trois. De grosses bêtes brunes et noires du genre beauceron, couchées à ses côtés mais l’oeil toujours ouvert, prêtes à bondir au moindre ordre du patron. Car cet homme doit savoir donner des ordres. Des mots qui claquent, qui glacent, qui vous frappent à l’abdomen.
Il s’appelle Stanko. La soixantaine, plutôt petit, très mince, les yeux gris et froids, le crâne rasé. Il porte toujours le même tee-shirt verdâtre et un pantalon de treillis de la même couleur. Il doit les laver régulièrement car il est toujours très propre. Ses bras musclés sont tordus comme des ceps de vigne. Sa main gauche est enveloppée dans un gant de cuir noir, souple, viril.
Généralement, on trouve Stanko vers la Citadelle. Assis sur le trottoir, adossé au mur d’une des maisons bourgeoises, face à l’esplanade où deux fois l’an le cirque s’installe, il attend. Il ne sommeille pas, il ne s’ennuie pas. Il attend. Il n’est pas avachi, tête basse et regard brumeux. Le dos bien droit, la nuque raide, il regarde droit devant lui, vers les peupliers qui se dressent à l’horizon, plus loin peut-être. Parfois un passant dépose une pièce à ses pieds en prenant garde de ne pas énerver les chiens. Mais lui ne demande rien et ne dit pas “merci”. Il est là, c’est tout.
Je ne sais pas qui est Stanko. Une fois, une seule, j’ai osé l’aborder. Je me suis accroupi doucement à ses côtés et, en me désignant, je lui ai donné mon prénom. « Stanko » m’a t-il répondu en continuant à regarder fixement devant lui. Je suis resté là un moment sans rien dire, deux ou trois minutes, le temps d’admettre que je ne parviendrai pas à engager une conversation avec ce type étrange. Une fois ou deux il a tourné la tête pour poser sur moi un regard absent. Mal à l’aise, je suis parti.
Je suppose que les flics savent qui est ce personnage. Il me serait facile de leur poser la question, mais que pourraient-ils me dire que je n’imagine déjà ? Stanko vient d’ex-Yougoslavie. Il a combattu là-bas dans les années 1990. Peut-être, surement, a t-il tout perdu. Son foyer, les siens, ses voisins, l’espoir et la raison. Depuis des années, d’un bout à l’autre de l’Europe, il erre de ville en ville. Stanko est en route mais il est perdu. Stanko est en fuite. Il ne veut pas raconter ses cauchemars alors il s’enferme dans cette carapace d’étranger silencieux. Dans sa tête, Stanko n’est plus avec nous.
Je sais ce qu’il faudrait faire. Aller voir Stanko et lui dire « Allez, on y va ! ». On embarquerait, lui, moi et ses chiens, dans ma vieille Peugeot et on tracerait la route. Rapidement, les autoroutes allemandes seraient là. Dino Merlin, Chris Rea et les Scorpions à fond dans l’habitacle. Stanko, bonnet tiré jusqu’aux yeux, ronflerait en paix. Arrivés à Salzburg, on bifurquerait vers Villach, puis Ljubljana et Zagreb. Stanko, déjà, aurait commencé à se redresser, il aurait balancé le bonnet par la fenêtre et allumé une, puis deux, puis dix clopes. Moi : « Encore cinq heures et on y est ». Stanko : « Welcome to hell ! ». On aurait rigolé.
Mais ce matin, Stanko n’est pas là. Sa place sur le trottoir est vide. Un paquet de cigarettes froissé et un vieux briquet pourraient attirer le regard, mais les rares passants ne remarquent rien. Je m’assieds, dos contre les pierres rugueuses du mur. Devant moi, les peupliers, les nuages, et très loin, là-bas, les collines et les vieilles au bord de la route qui proposent de la limonade fraîche et des cevapcici.