Archives mensuelles : mai 2019

Stanko

Il a trois clébards. Pas un chien, comme la plupart de ces gars qui dorment dans la rue. Trois. De grosses bêtes brunes et noires du genre beauceron, couchées à ses côtés mais l’oeil toujours ouvert, prêtes à bondir au moindre ordre du patron. Car cet homme doit savoir donner des ordres. Des mots qui claquent, qui glacent, qui vous frappent à l’abdomen.

Il s’appelle Stanko. La soixantaine, plutôt petit, très mince, les yeux gris et froids, le crâne rasé. Il porte toujours le même tee-shirt verdâtre et un pantalon de treillis de la même couleur. Il doit les laver régulièrement car il est toujours très propre. Ses bras musclés sont tordus comme des ceps de vigne. Sa main gauche est enveloppée dans un gant de cuir noir, souple, viril.

Généralement, on trouve Stanko vers la Citadelle. Assis sur le trottoir, adossé au mur d’une des maisons bourgeoises, face à l’esplanade où deux fois l’an le cirque s’installe, il attend. Il ne sommeille pas, il ne s’ennuie pas. Il attend. Il n’est pas avachi, tête basse et regard brumeux. Le dos bien droit, la nuque raide, il regarde droit devant lui, vers les peupliers qui se dressent à l’horizon, plus loin peut-être. Parfois un passant dépose une pièce à ses pieds en prenant garde de ne pas énerver les chiens. Mais lui ne demande rien et ne dit pas “merci”. Il est là, c’est tout.

Je ne sais pas qui est Stanko. Une fois, une seule, j’ai osé l’aborder. Je me suis accroupi doucement à ses côtés et, en me désignant, je lui ai donné mon prénom. « Stanko » m’a t-il répondu en continuant à regarder fixement devant lui. Je suis resté là un moment sans rien dire, deux ou trois minutes, le temps d’admettre que je ne parviendrai pas à engager une conversation avec ce type étrange. Une fois ou deux il a tourné la tête pour poser sur moi un regard absent. Mal à l’aise, je suis parti.

Je suppose que les flics savent qui est ce personnage. Il me serait facile de leur poser la question, mais que pourraient-ils me dire que je n’imagine déjà ? Stanko vient d’ex-Yougoslavie. Il a combattu là-bas dans les années 1990. Peut-être, surement, a t-il tout perdu. Son foyer, les siens, ses voisins, l’espoir et la raison. Depuis des années, d’un bout à l’autre de l’Europe, il erre de ville en ville. Stanko est en route mais il est perdu. Stanko est en fuite. Il ne veut pas raconter ses cauchemars alors il s’enferme dans cette carapace d’étranger silencieux. Dans sa tête, Stanko n’est plus avec nous.

Je sais ce qu’il faudrait faire. Aller voir Stanko et lui dire « Allez, on y va ! ». On embarquerait, lui, moi et ses chiens, dans ma vieille Peugeot et on tracerait la route. Rapidement, les autoroutes allemandes seraient là. Dino Merlin, Chris Rea et les Scorpions à fond dans l’habitacle. Stanko, bonnet tiré jusqu’aux yeux, ronflerait en paix. Arrivés à Salzburg, on bifurquerait vers Villach, puis Ljubljana et Zagreb. Stanko, déjà, aurait commencé à se redresser, il aurait balancé le bonnet par la fenêtre et allumé une, puis deux, puis dix clopes. Moi : « Encore cinq heures et on y est ». Stanko : « Welcome to hell ! ». On aurait rigolé.

Mais ce matin, Stanko n’est pas là. Sa place sur le trottoir est vide. Un paquet de cigarettes froissé et un vieux briquet pourraient attirer le regard, mais les rares passants ne remarquent rien. Je m’assieds, dos contre les pierres rugueuses du mur. Devant moi, les peupliers, les nuages, et très loin, là-bas, les collines et les vieilles au bord de la route qui proposent de la limonade fraîche et des cevapcici.

Saigon

Elle se réveille vers quinze heures, un peu hébétée de ne pas avoir assez dormi. De la rue lui parviennent des bruits de klaxons, le ronflement des scooters, les cris des vendeuses de banh my (petits pains), le vacarme du chantier voisin.

Elle allume la télévision et, entre CNN et la BBC, s’efforce de prêter attention aux principaux sujets de l’actualité. Elle se laisse aussi un moment bercer par la musique de la langue vietnamienne sur VTV, la chaîne nationale. Son téléphone mentionne plusieurs appels : sa mère, son copain, un appel inconnu. Huong lui a envoyé un texto. « Je serai un peu en retard. On se retrouve à la réception à 18 heures. »

Après une douche rapide, elle enfile une robe d’été, prend son petit sac à dos et se dirige vers l’ascenseur. En attendant que Huong vienne la chercher, elle est libre de céder à l’envie, au besoin, de voir, de sentir la ville.

Une fois dehors, elle marque un temps d’arrêt devant l’entrée de l’hôtel. Des hommes assis, affalés même, sur leurs petites motos garées sur le trottoir, attendent le client, l’air ensommeillé. Un type lui fait signe en lui montrant un cyclo-pousse, mais elle préfère marcher. C’est à pied qu’elle veut découvrir cette ville quasiment inconnue et qui pourtant, déjà, lui parle. Elle remonte la rue en direction du parc Tao Dan à quelques centaines de mètres. Lentement, elle sent monter en elle une impression étrange et agréable, qu’elle ne parvient pas tout de suite à identifier. C’est en arrivant à l’entrée du parc qu’elle finit par poser des mots sur une évidence. Elle est d’ici. Elle est comme eux. Elle est comme ces femmes, ces hommes, ces enfants qu’elle vient de croiser en se promenant et qui ne semblent pas la remarquer. À part le sourire entendu du réceptionniste de l’hôtel, le matin, alors qu’il découvrait son lieu de naissance sur son passeport, personne dans cette ville ne voit en elle une étrangère. Soudain, elle est Vietnamienne. Elle n’est plus « la Chinoise » dont les camarades se moquaient parfois à l’école primaire. Elle n’est plus cette « charmante jeune femme d’origine asiatique » dont ses voisins à Paris louent régulièrement le calme et la politesse. Elle s’était bien sûr un peu préparée à cette révélation, mais passer de la théorie à la pratique la bouleverse bien plus qu’elle ne l’aurait cru.

Elle s’installe à la terrasse d’un petit bar, au milieu du parc. Pendant un moment, elle observe les quelques personnes qui, un peu plus loin, s’adonnent au qi gong, à moins que ce ne soit du tai chi, elle n’en sait trop rien. Elle prend discrètement quelques photos avec son smartphone tout en dégustant un thé glacé. Une dizaine de cages à oiseaux en bambou sont disposées sur le sol et leurs occupants, surtout des alouettes ou de petits zostérops verts et jaunes, rivalisent de vocalises. Le serveur lui explique dans un anglais approximatif que leurs propriétaires les amènent là chaque jour car la compagnie encourage les oiseaux à chanter. Certains sont des siffleurs de compétition, ils ont besoin de s’entraîner chaque jour. Des concours de chants d’oiseaux. L’idée lui plaît.

  • Extrait de « Quand tu iras à Saigon » (Editions Michalon, 2019)