Archives mensuelles : octobre 2019

L’homme qui n’aimait pas les femmes voilées

Une fois encore le débat sur le port du voile agite beaucoup de monde en France. Un élu du Rassemblement national a reproché à une femme de porter le hijab alors qu’elle accompagnait un groupe d’enfants au conseil régional de Bourgogne-France-Comté. En l’occurrence, cette femme était parfaitement dans son droit. Mais ce seul fait a généré des dizaines de sujets dans les médias, sans compter les milliers de commentaires souvent haineux sur les réseaux sociaux.

Je ne vais pas, à mon tour, alimenter ce débat et propose plutôt de faire un pas de côté. Dans Nema problema, comme elles disent (Fauves Editions, 2017) j’évoque le comportement d’un Français qui, à Sarajevo, n’aimait pas les femmes voilées. Histoire véridique, même si elle est teintée de fiction, comme tout le livre d’ailleurs.

Rappel du contexte pour ceux qui ne l’auraient pas lu : Sarajevo au début des années 2000. Les accords de Dayton, signés en novembre 1995, ont mis fin aux combats interethniques et organisé l’après-guerre. La « communauté internationale » a pris le contrôle de la ville, comme de toute la Bosnie-Herzégovine.

Voici donc le passage en question.

« Il y a quelques jours, un Français fraîchement arrivé à Sarajevo, sans doute un de ces expatriés qui travaillent au Bureau du Haut Représentant ou à l’OSCE, s’est fait remarquer rue Ferhadija par les réflexions que lui inspiraient les quelques filles voilées qu’il croisait. Accompagné de son épouse, une Russe d’après ce que l’on dit, il se retournait sur leur passage et ne pouvait s’empêcher de s’exclamer. C’est incroyable, soufflait-il, il y a 40 ans, ce n’était pas comme ça ! Et il les montrait du doigt, ce qui lui valait en retour les commentaires désapprobateurs des passants. Ce type croit être un fin connaisseur de l’ex-Yougoslavie parce qu’il a appris le serbo-croate dans sa jeunesse et qu’il a séjourné quelques mois à Sarajevo et à Belgrade dans les années soixante.

Ce samedi soir, il est installé en terrasse devant le passage qui mène au Centre culturel André Malraux. Il peste contre le serveur qui ne va pas assez vite à son goût et on dirait qu’il compte les femmes voilées qui passent devant lui. Avec des grimaces de mauvais élève, il prend des notes dans un petit carnet à spirales. Prépare-t-il une de ces notes anonymes et assassines qui circulent sous le manteau dans les bureaux des ministères ? En quarante ans, et surtout depuis dix ans, le pays et la ville ont changé, c’est une évidence. La présence islamique est plus forte, plus visible, c’est indéniable. Conduit par quelques-uns, un projet d’islamisation assez radicale du pays a existé pendant la guerre ? C’est possible. Mais pourquoi s’emporter contre le port du voile ? Proportionnellement au nombre d’habitants, il y a moins de femmes voilées à Sarajevo qu’à Marseille, à Roubaix ou à Londres.

Meliha prend justement place à la table voisine de notre bonhomme. Depuis décembre 1995, depuis la fin de la guerre, elle porte le hijab. Pendant le siège, elle a suivi vaille que vaille les cours de la chaire de français à l’Université. Ce n’était pas facile, bien sûr. Les enseignants, ceux qui étaient encore là en tout cas, venaient quand ils pouvaient. Meliha se souvient que, pour se rendre à la faculté, elle empruntait la rue de la Vie, comme on l’appelait alors. Une voie relativement à l’abri, parallèle à la grande avenue rebaptisée Sniper Alley par les correspondants de guerre. Il fallait marcher vite mais elle n’avait pas peur. Et puis il y a eu ce jour de printemps 1994. Son père et ses deux jeunes frères tués par un tir de mortier au pied de leur immeuble, sa mère brisée, comme folle. La réponse de Meliha à cette douleur-là a été la spiritualité et le voile. Elle n’a jamais prétendu que c’était la seule possible. La plupart de ses amies qui ont connu elles aussi des malheurs n’ont aujourd’hui aucune pratique religieuse.

À côté d’elle, le Français ne résiste plus. Il l’apostrophe en serbo-croate, presque brutalement. Dites-moi mademoiselle, ou madame d’ailleurs je n’en sais rien, pouvez-vous me dire pourquoi vous portez ce voile ? Meliha le dévisage calmement. Il a l’air assez sinistre avec son costume rayé et mal coupé, sa barbiche du siècle passé, ses cheveux plaqués par le gel. Parce que comme cela, je me sens en accord avec moi-même et avec ma religion, monsieur. Puis elle lui tourne ostensiblement le dos pour mettre fin à la conversation. Elle l’entend se lever puis partir en ronchonnant.

Il y a quelques mois, elle a été invitée par une association franco-belge à participer à un colloque à l’hôtel Holiday Inn, sur la place de la femme dans la société bosnienne. Les animatrices venues de Paris, de Bruxelles, de Lyon, avaient une cinquantaine d’années. C’étaient des militantes du droit des femmes, elles luttaient pour la laïcité, la représentation des femmes dans les institutions, au parlement, au gouvernement. Meliha et deux ou trois de ses amies, voilées elles aussi, étaient regardées par les participants étrangers comme des bêtes curieuses. On les attendait au tournant. Qu’allaient-elles dire de scandaleux, de risible ou de consternant ? Meliha était partie avant la fin de la première matinée de débats. »

Sarajevo blues

Photos © Marc Capelle

« Quelle que soit l’heure du jour, quel que soit le lieu, quand vous regardez Sarajevo étendu à vos pieds, la même pensée surgit toujours, même inconsciente. Une ville est là. Une ville qui, en même temps, se transforme, agonise et renaît’’

Ivo Andric (Contes de la solitude)

Cette nuit-là, à Lima

Cette année-là, en 1978, le général Morales Bermudez dirigeait le Pérou. Le pays vivait sous la botte des militaires, même si Morales Bermudez n’était pas Pinochet. La dictature péruvienne n’était pas aussi épouvantable que sa voisine chilienne, mais il y avait quand même des uniformes partout, la censure était en vigueur et il ne fallait pas raconter n’importe quoi dans les bistrots. Aussi, alors que j’étais arrivé deux jours plus tôt dans la capitale péruvienne, Carol Dale, professeur à l’Université de Lima, se faisait du souci pour moi. Il était deux heures du matin et je n’étais pas rentré.

J’avais 20 ans et j’étais hébergé chez lui. Juste avant mon départ, un documentaliste de la faculté de Sciences Economique de l’Université de Lille m’avait donné son adresse et remis un paquet de journaux introuvables et surtout interdits au pays du général Morales. « Carol est un ami proche, m’avait-il expliqué. Je l’ai contacté. Tu peux loger chez lui. Il est parfaitement francophone ». Le Monde Diplomatique, Le Canard Enchaîné, Le Nouvel Observateur… Fier de moi, me prenant sans doute pour un résistant, j’avais transporté cette littérature subversive dans mon sac à dos et, à peine arrivé j’avais livré le colis révolutionnaire à ce jeune prof dont l’appartement était envahi de bouquins. Et donc, ce soir-là, je n’étais pas rentré. Une histoire idiote à vrai dire.

Très vite, j’avais voulu marcher au cœur de la ville, arpenter avec gourmandise ces rues inconnues et bruyantes. A l’époque – c’est peut-être encore vrai aujourd’hui, mais je n’en sais rien – le centre de Lima était affreux. On y trouvait les quartiers les plus mal famés, les maisons les plus déglinguées, les habitants les plus mal fagotés. Des gamines, des indiennes, proposaient aux passants de la chicha, cette boisson à base de maïs héritée des Incas. D’une voix traînante, elles annonçaient « Chicha blanca, chicha ! ». Parfois un type ou une femme s’arrêtait et, contre une petite pièce, lui achetait une tasse de ce breuvage à l’aspect farineux. L’air était pollué par les pots d’échappement des vieilles guimbardes qui crachaient une fumée malodorante. Parfois, dans un grondement sourd et inquiétant, un convoi de camions militaires remontait une avenue. Aux carrefours, des agents en uniforme vert gantés de blanc agitaient les bras et distribuaient les coups de sifflet.

J’étais fasciné. C’était mon premier vrai voyage. J’avais pris un vol Aero Peru au départ des Bahamas, avec escale à Guayaquil. Peu de temps avant de partir, j’avais lu La Ville et les Chiens, histoire de savoir un peu à quoi m’en tenir.

Ce fameux jour, j’avais donc erré en tous sens dans Lima. Après la découverte du quartier chic de Miraflores, je m’étais rendu à la gare routière afin d’acheter un billet pour Cuzco. De vieux bus bariolés aux pneus fatigués étaient parqués un peu au hasard. Les voyageurs qui en descendaient ou qui s’engouffraient à l’intérieur étaient essentiellement des commerçants et des paysans, certains accompagnés de poules ou de chèvres. Les touristes étaient assez peu nombreux. Un adolescent, debout sur le marchepied, vendait les tickets pendant que le chauffeur somnolait. Sur tous les tableaux de bord des magnétophones à cassettes diffusaient de la salsa.

En fin de journée, j’étais allé boire deux, trois cuba libre – peut-être plus – sur fond de musique forcément latino dans une pena. Mon espagnol très scolaire ne me permettait guère d’engager une véritable discussion avec les clients qui me semblaient être des habitués. Mais mon souvenir de cette soirée est un peu brumeux. Cette histoire ne date pas d’hier, plus de quarante ans. J’avais le tort, alors, de ne pas prendre de notes. J’ai aussi perdu les photos de ce voyage. Des diapositives, comme cela se faisait beaucoup dans les années 70. Ainsi, les seules images de Lima et du Pérou, sont celles qui restent dans ma tête et qui, peu à peu, s’estompent. Je sais qu’au bout de quelques heures je m’étais résolu à retourner chez Carol. Je suis incapable aujourd’hui de dire si c’était à pied ou en bus. Certainement pas en taxi. Mais arrivé au pied de l’immeuble, pas moyen de trouver la clé qu’il m’avait confiée. Il était plus de minuit et j’étais très gêné à l’idée de sonner et de le réveiller [Rappel pour les distraits : le téléphone portable n’existait pas à l’époque, et donc les textos non plus]. Aussi, après avoir réussi à grimper par dessus la grille qui entourait l’immeuble, je me suis blotti dans un coin et j’ai attendu. Je craignais un peu que quelqu’un m’aperçoive et me prenne pour un voleur. Cela doit prendre cher un voleur, dans une dictature… Vers 6 heures du matin, sans avoir pu trouver le sommeil, je me suis résolu à sonner. Au bout de quelques minutes, Carol est apparu dans le hall d’entrée, en jean et en tee-shirt. Il faisait une drôle de tête et je me demandais s’il allait m’engueuler.

« J’étais mort d’inquiétude, m’a t-il dit quelques instants plus tard autour d’une tasse de café. Je n’ai pas dormi de la nuit. Tu ne te rends pas compte ! Il pouvait t’être arrivé n’importe quoi… ». Il ne m’a pas précisé quelle forme aurait pu prendre le « n’importe quoi » et, plutôt morveux, je n’ai pas osé poser la question. Embarqué par une patrouille et jeté dans une cellule humide et obscure ? Agressé par une bande, dépouillé de mes papiers et de mes liasses de soles échangées deux jours plus tôt contre une poignée de dollars ? Ecrasé par un bus et transporté, à demi-mort, à l’hôpital le plus proche ?

Je devais quitter Lima le lendemain, ou peut-être le surlendemain. Je ne sais pas ce qu’est devenu Carol Dale. Quelques recherches sur Google ne m’ont apporté aucun élément. Etait-il d’ailleurs Péruvien ? Son nom à consonance américaine ou britannique ne m’avait pas particulièrement intrigué à l’époque. Après cette nuit un peu particulière, je savais que l’Amérique latine allait m’accompagner un moment. Outre Vargas Llosa, j’ai lu Garcia Marquez, Manuel Scorza, Alejo Carpentier, Julio Cortazar… A mon retour en France, je me suis intéressé de près aux réfugiés chiliens qui s’étaient installés dans la banlieue lilloise. J’avais envie de raconter leur parcours, leur combat contre la dictature. Le Chili n’était pas le seul pays du continent à vivre sous la terreur des militaires. Un jour, j’ai pu interviewer le pianiste argentin Miguel Angel Estrella. Emprisonné pendant quatre ans en Uruguay, il jouait dans sa cellule sur un clavier muet.

Cette nuit-là, à Lima, je pensais n’être qu’un jeune touriste. Avec le temps, j’ai compris que c’était sans doute un peu plus que cela.