Archives mensuelles : juin 2021

Planète Paprika

« L’Est ? C’est tout droit. Tu y es presque… »

Une fois engagé sur l’autoroute, j’enclenche la cassette. Toujours la même. Auberge (Chris Rea). C’est le vrai signal du départ. Sur la voie de gauche, les grosses allemandes fonçent à plus de deux cents à l’heure. Litanie des panneaux indicateurs. Mannheim, Ansbach, Nurnberg, Passau, Linz… toujours un peu plus à l’Est. Mille quatre cents kilomètres d’une traite. Trois frontières avec policiers, douaniers, passeports et coups de tampon. Quand, dans les stations service, on peut acheter des pastèques, on sait qu’on est en Hongrie. Arrivée à Budapest à la tombée du jour.

Je réserve Smooth operator (Sade) pour les routes sinueuses des Carpates. Le saxo et la voix sirupeuse de Sade me bercent agréablement dans les virages. Parfois, une charrette m’oblige à rouler au pas pendant de longues minutes. Impossible de doubler, faute de visibilité. Je traverse des villages figés au début du vingtième siècle. Des enfants font de grands signes au passage de la voiture. Sur la route, quelques ateliers de vulcanizers attendent la prochaine crevaison.

La bouteille de whisky circule vite dans cette boite de nuit belgradoise. Clientèle d’habitués. Types body-buildés, filles body-gardées, expatriés trop friqués, serveurs pas pressés. L’épaisse fumée des cigarettes masque les visages et la musique étouffe les discussions. Vers quatre heures du matin, je décide de partir. J’ai beaucoup trop bu mais je n’ai pas sommeil. Je reprends la route pour Sarajevo. Dans mon état c’est une idiotie, mais je n’ai pas envie de rester dans la capitale serbe. Pour entamer les cinq heures de trajet, ce sera Ederlezi (Goran Bregovic). Il fait nuit noire. Je suis seul sur la route qui serpente entre collines et forêt. S’il m’arrive quelque chose… Mais il ne m’arrivera rien. 

Cet hiver là est particulièrement rude. Les routes sont verglacées, la neige masque toute la végétation. Le paysage est magnifique et effrayant. Je croise deux chevaux morts de froid, oubliés dans un champ. Cinq cents kilomètres de Sarajevo à Skopje, en passant par Pristina. Huit à neuf heures de route en temps normal, mais cette fois il me faudra quatorze heures. Je roule doucement et m’efforce de ne pas trop regarder le précipice qui, parfois, longe la route. Cadeau de l’ami Richard, la magnifique Symphonie N°3 d’Henrik Gorecki m’accompagne. En version CD cette fois. Les années ont passé, finies les cassettes. Devant le quartier général des forces de l’OTAN à Sarajevo, des petits malins vendent en toute impunité des CDs piratés à 5 km (konvertibil maraka, l’équivalent de 2,5 euros) l’unité.

Je ne roule plus vers l’Est, mais, entretemps Shantel a sorti Planet Paprika. Parfois, pour retrouver les couleurs et les parfums de l’Est, je prends le volant et j’écoute les fanfares balkaniques.

« Some say that I come from Russia
Some think that I come from Africa
But I’m so exotic I’m so erotic
‘Cause I come from the Planet Paprika ! »

« Twitter », le film

Pour mon retour dans les salles, après tous ces mois de fermeture, je me suis fait plaisir. Pour tous ceux, j’en suis, qui ont passé beaucoup trop de temps sur les réseaux sociaux pendant ces mois de confinement, le film “Twitter”, de Louis Choublanski, est un vrai bonheur. Avec ce premier film très réussi, le réalisateur, transpose l’univers de Twitter dans la vie réelle (IRL, comme on dit en ligne). Ainsi, tous les personnages jouent le rôle de tweeteurs (je n’utilise jamais l’horrible twittos) et tous les dialogues sont des tweets qu’ils envoient, lisent ou commentent à longueur de journée. L’unité de lieu (la place d’un village) et de temps (une seule journée), donne à l’ensemble beaucoup de rythme et de cohérence. On ne s’ennuie pas une seconde. Les répliques fusent et on se rend compte que tout ce petit monde, installé à la terrasse d’un bistrot, ou en train de déambuler autour d’une statue de la République, passe son temps à dérouler l’actualité de la veille ou du jour.

Certains personnages jouent leur propre rôle de tweeteurs. Les habitués reconnaitront Guy Birenbaum qui essaie d’apporter un peu de bon sens aux débats du moment et explique qu’il en a assez d’être confondu avec Jean Birnbaum. La libraire de Place Ronde envoie quelques vacheries aux éditeurs et surtout aux distributeurs de livres incapables de faire leur travail correctement. Des diplomates, des experts (on reconnait Philippe EtienneBruno TertraisLaurence AuerLuca Niculescu…) échangent des points de vue sur l’état du monde et des journalistes essaient de s’immiscer dans leurs discussions. Stéphanie Trouillard raconte à qui veut bien l’écouter la vie de déportés dont elle a retrouvé la trace et dont elle nous aide à entretenir la mémoire.

De temps en temps un troll traverse la place à toute vitesse et en proférant des insultes incompréhensibles avant de disparaître dans une ruelle voisine.

Dans un coin, assis sur le trottoir à côté du marchand de journaux, CroisePattes SDF, commente tout ce qu’il voit du ton mi-figue mi-raisin de celui à qui on ne la fait pas. 

La scène finale au cours de laquelle tous les tweeteurs se taisent soudainement pour regarder, médusés, une petite fille qui, livre en main, fait le tour de la place en lisant à haute voix un chapitre du Petit Prince, est un petit bijou.

Ce film, réalisé avec peu de moyens, nous aidera peut-être à prendre un peu de distance avec la logorrhée que nous subissons ou que nous alimentons chaque jour sur Twitter et sur les autres réseaux sociaux. Revenir à l’essentiel, ne pas perdre contact avec la vraie vie, voilà peut-être le message qu’essaie de nous transmettre Louis Choublanski.

Chez Dona

Photo © Marc Capelle

En fin de journée, nous allions chez Dona. Henri, en équilibre sur le marchepied, me laissait conduire le vieux Massey Ferguson rouge et, du haut de mes quatorze ans, j’étais fier. J’étais sale, fatigué, je sentais le blé fraichement moisonné et j’avais l’impression d’être libre. Après un parcours de deux ou trois kilomètres sur une petite route sinueuse, nous arrivions chez Dona. Le vieil homme habitait un corps de ferme délabré, au bord d’une mare à peine plus grande qu’une flaque. Vers 18 heures, il y avait toujours trois ou quatre tracteurs garés devant son repaire. Comme Henri et moi, les gars rentraient de la pesée. Délestés de leur chargement de céréales, ils avaient besoin d’une pause. Obèse, tricot blanc ou bleu et pantalon de toile, attablé dans sa grande cuisine, Dona accueillait les visiteurs sans dire un mot. D’un coup de menton, il désignait à chacun une chaise. Les habitués faisaient circuler la cafetière et la bouteille de genièvre. Un jour, un nouveau venu était apparu à la porte. Un jeune. “T’es qui, toi ?” avait aboyé Dona, sans le regarder. “Je suis le neveu de Maurice”. Maurice, trente hectares de terres et loueur de machines agricoles. Un poids lourd.

Quand venait mon tour de me servir une bistouille, je ne me faisais pas prier. Henri me faisait un clin d’oeil et riait de bon coeur.

Pendant une bonne demi-heure, une heure parfois, les paysans organisaient leur journée du lendemain. Un jour, il fallait que tout le monde aille prêter main forte au vieil André pour moissonner sa grande pièce et rentrer son orge. De toutes façons, il n’y avait qu’une seule moisonneuse-batteuse pour toutes les exploitations du coin. Un autre jour, c’était récolte de haricots et, là, c’était plutôt chacun pour soi.

Sur le coup de sept heures “vieille heure”, comme disaient les fermiers qui ne tenaient pas compte de l’heure d’été, Dona faisait un effort pour se lever et ramassait la cafetière. Il se trainait jusqu’à la fenêtre et, de sa grosse voix, annonçait la météo du lendemain. “C’est bon, pas d’orage !”. Henri assurait qu’il ne se trompait jamais. Pour tout le monde c’était le signal du départ. Nous laissions tout en vrac sur l’immense table de bois massif et, après avoir remercié Dona, nous filions vers nos tracteurs.

Je n’ai jamais demandé à Henri qui était ce Dona. Un cousin. Un parrain peut-être. Chez lui, le café-genièvre, la bistouille comme on dit là-bas, était gratuit. Mieux qu’une colonie de vacances, mieux qu’un diplôme, deux étés de suite, je suis allé chez Dona.