L’inconnu de Jurmala (Lettonie)

L’atterrissage un peu brutal du vol Air Baltic BT692 l’a réveillé et il lui faut quelques secondes avant de réaliser qu’il vient de se poser à Riga. C’est la première fois. Après Bucarest, on l’a expédié à Maputo (voir « L’inconnu du Palais Elisabeta »), mais très vite il s’est arrangé pour retrouver l’air de l’Est. Tbilissi, Bakou, Skopje, Pristina, Belgrade… Les missions se sont enchaînées, brièvement interrompues, en 2002, par quelques mois de purgatoire parisien pendant lesquels il a fait mine de s’intéresser au fonctionnement de la direction générale. Malgré la guerre en Ukraine qui secoue l’actualité depuis six mois, il n’est pas parti pour Kyiv. Mais quand il a appris qu’une mission de quelques jours en Lettonie était planifiée, il s’est immédiatement porté volontaire. L’occasion était trop belle. Le vieux Paul a t-il beaucoup changé ? A quoi ressemble sa planque à Jurmala ? Et Kaliningrad et Saint-Petersbourg, si proches ! Peut-être un soupçon d’imprévu au programme ?

Après quinze minutes de taxi, il arrive à l’hôtel prévu, sur Elizabetes Iela. Il tend un passeport à l’employée de la réception. Aujourd’hui, il s’appelle Vincent Aguerre, né le 18 juillet 1973 à Sainte-Engrâce.

L’ambassade de France est à deux pas, sur le boulevard Raina. Il choisit de se débarrasser sans tarder de sa corvée. Un pli confidentiel à remettre en mains propres à l’ambassadrice. Ensuite, il s’accordera un temps de flânerie dans la vieille ville avant de préparer la suite. Paul n’est pas informé de sa visite. Ce n’est sans doute pas plus mal.

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Il n’a pas vu Paul depuis trente ans. Trente et un exactement. Depuis 1991, l’année où Paul a décidé de partir à Riga. Il voulait donner un coup de main aux Lettons en pleine bataille pour retrouver leur indépendance.

A partir de cette année là Paul a coupé les ponts avec tout le monde. Abrité derrière ses nouveaux amis, il s’est fait oublier. On savait seulement qu’après quelques années à Riga, il s’était installé à Jurmala, la station balnéaire toute proche.

Il a appris tout cela grâce à Janis, un ami letton avec lequel il a bourlingué autrefois en Hongrie. Ils sont restés en contact depuis cette époque un peu mouvementée. Janis est entretemps devenu un bon camarade de Paul, « ce vieux fou », comme il dit. Janis lui a fixé rendez-vous cet après-midi à Kipsala, la petite île sur la Daugava. « Je te raconterai. Tu ne vas pas être déçu » a t-il prévenu.

En attendant d’en savoir plus il va faire un tour sur Alberta Iela, cette rue où les façades de style art nouveau éblouissent les quelques touristes de passage. Il apprend ainsi que Mikhaïl Einsenstein, le père du cinéaste, est l’un des principaux architectes qui ont fait de Riga un des écrins du « Jugenstil » en Europe.

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Janis a reporté à ce matin très tôt leur rendez-vous sur l’île de Kipsala. Il l’attendait devant l’une des vieilles et magnifiques maisons en bois que l’on trouve plutôt de ce côté de la Daugava que sur l’autre rive. Janis avait un peu forci mais pas vraiment vieilli. Après plusieurs années dans la sécurité privée, il venait de se retirer des affaires et tentait, difficilement, de mener une vie tranquille. Il lui a proposé de marcher le long du fleuve. La meilleure façon de discuter tranquillement et discrètement.

Ce que Janis lui a raconté à propos de Paul ne manque certes pas de sel, mais il a eu bien du mal à se montrer très surpris. D’abord il ne fallait plus parler de Paul mais de Pavils. C’est aujourd’hui un homme de près de quatre-vingts ans qui a réussi à se construire une nouvelle identité et une vie tellement effacée que personne ou presque ne le connait. Deux ou trois fois par an, Janis lui rend visite à Jurmala et jamais les deux hommes n’évoquent les années d’autrefois. C’est simple, Paul, l’ancien légionnaire, le guerrier, n’existe plus. Sa parfaite connaissance du letton est venue compléter son ancienne maîtrise du russe. Pavils ne boit pas une goutte d’alcool et cultive avec application des légumes qu’il distribue à des voisins persuadés qu’il est né à Jelgava et qu’après quelques années d’exil en France, il est revenu au pays dans le courant des années 1990. On ne lui connait aucune femme. Pavils est un papy solitaire et bougon.

Paul est décidément un sacré dissimulateur, se dit-il après avoir écouté Janis. Demain, c’est clair, il prendra le train qui relie Riga à Jurmala. Même s’il risque d’être énervé par le spectacle dont on parle en ville, des Russes fuyant Poutine, mais qui ne peuvent s’empêcher d’étaler leurs richesses sur la côte.

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A Jurmala il descend du train à la station Majori et se dirige vers la rue indiquée hier par Janis. L’animation de la station balnéaire, l’aisance affichée par certaines familles (russes mais pas seulement), le surprennent.

Puis, soudain, il le voit. Incroyable hasard. Ou alors ? Il est installé à une terrasse devant un journal et un café, en compagnie de trois types de son âge. Le vieux Paul. Palvis désormais. Les cheveux longs et blancs, une veste de treillis hors d’âge et un jean usé lui aussi. Leurs regards se croisent et il comprend tout de suite qu’il l’a reconnu. Il sait alors qu’il n’ira pas vers Paul. « Je ne te connais pas. Dégage ! ». C’est exactement le cri que lui lancent les yeux de son ancien ami.

Il lui faut quelques secondes pour encaisser le choc de ce rejet muet, mais il continue son chemin et se retrouve sans difficulté devant la maison de Paul. Jamais il ne l’appellera Palvis. Une belle demeure en bois dans une petite rue, un jardin bien entretenu avec un coin potager. De son sac à dos, il extirpe une boite à chaussures soigneusement enveloppée dans du papier kraft. A l’intérieur, une centaine de photos de Sofia. Paul a une fille de quarante deux ans qu’il n’a pas vue depuis plus de trente ans, depuis qu’il est parti pour Riga et qu’il a tiré un trait sur sa vie d’avant. Sofia a longtemps tenté de retrouver son père. Un jour, elle a mis la main sur un vieux carnet où étaient consignés quelques noms. C’est comme cela qu’il a fait la connaissance de Sofia. Elle lui a confié cette boite de photos à remettre à Paul. Il y a sans doute une lettre aussi à l’intérieur. Après avoir jeté un oeil autour de lui, il dépose doucement le paquet devant la porte. Demain, il prend le vol Air Baltic pour Paris.

(Ce texte a initialement été publié en quatre petits épisodes sur ce blog en août 2022).

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