Archives mensuelles : mai 2023

« Une guerre et un petit café, s’il vous plaît ! »

Chaque matin, le même rituel. Il s’installe à sa table au Bar des Amis, commande un café, achète un journal, dégaine son mobile et fait défiler les tweets. Sur Twitter, il cherche immédiatement les informations sur la guerre en Ukraine. Depuis février 2022, cette guerre au cœur de l’Europe est devenue l’une de ses principales préoccupations. Que s’est-il passé dans la nuit ? Où en sont les livraisons d’armes ? La contre-offensive a t-elle commencé ? Il s’est abonné aux comptes de plusieurs journalistes qui couvrent le conflit et à ceux d’analystes, souvent d’anciens militaires régulièrement invités sur les plateaux de télévision.

Cette guerre n’est pas la première dont il observe l’évolution. Lycéen, il avait appris dans les journaux, la chute de Saigon, en 1975. En 1991, c’est à l’étranger qu’il avait suivi sur les ondes courtes de RFI le déclenchement de l’opération « Tempête du désert » qui avait mis fin à l’occupation du Koweit par l’Irak. Les guerres dans les Balkans et, en particulier le siège de Sarajevo, l’avaient mis en alerte, de même que la chute de Saddam Hussein, lors de la deuxième guerre du Golfe. Partout, tout le temps, le monde est secoué par les guerres, même si certaines peuvent paraître lointaines.

Mais cette guerre en Ukraine est proche. Terriblement proche. Chacun, à Paris, à Londres, à Berlin, à Prague, peut sentir le danger. Jamais au cours de la guerre qui a ravagé la Bosnie-Herzégovine, il n’a pensé que l’Europe pouvait basculer. Il a haï Milosevic, Tudjman, Karadzic, mais il ne les a jamais perçu comme une menace pour lui-même, pour sa famille, pour son pays. Cette fois, la donne a changé. L’avenir est en jeu. La couverture médiatique de cette guerre est aussi sans commune mesure avec celle de toutes les guerres précédentes. Jour et nuit, sur tous les écrans, les images, les sons, les mots de la guerre rythment nos vies.

Devant son café, il se sait impuissant, mais il a besoin de savoir et de comprendre. Les autres sujets qui « font l’actualité » lui semblent souvent secondaires, voire dérisoires. Le Festival de Cannes bat son plein, comme pour offrir au monde un peu d’évasion, et sans doute parce que the show must go on.

Le dernier livre

Coups à la porte. Je viens de finir mon café. Il est à peine 7 heures et ils sont trois, en tablier gris. L’un d’entre eux, le chef sans doute, brandit une carte du Ministère et, sans s’expliquer davantage, ils entrent.

Je sais fort bien pourquoi ils sont là, aussi je préfère leur faciliter la tâche, histoire d’en finir rapidement.

– Dans la pièce du fond, là-bas, vous trouverez ce que vous cherchez.

L’un d’eux reste dans l’entrée pendant que ses deux collègues vont voir. J’attends dans la cuisine en faisant mine de boire un autre café. Très vite les deux types reviennent, porteurs chacun d’un carton.

– On ne peut pas tout prendre maintenant, grommelle le chef en s’adressant aux deux autres. On reviendra tout à l’heure.

Et ils partent, sans me saluer, sans un mot. Mais je n’ignore pas que le Ministère a décidé d’archiver le dernier livre. « Pour l’Histoire » a déclaré le ministre. J’en suis l’éditeur et l’ouvrage est sorti des presses depuis une semaine. Je savais que son sort était scellé et j’ai gardé les cartons chez moi. Cinq cents exemplaires au total, destinés à la confiscation.

Depuis plusieurs années, les gens ne lisent plus. Les plus cultivés écoutent des histoires, des romans, des feuilletons, en podcast. Les autres regardent des vidéos. Les journaux ont disparu depuis longtemps et on suit l’actualité sur écran. L’actualité ou ce que l’on veut bien nous en montrer. A l’école, une intelligence artificielle anime les journées des élèves qui apprennent à s’exprimer oralement et par l’image. Les bibliothèques, les librairies, ont fermé leurs portes depuis belle lurette. Un grand musée du Livre a été inauguré l’an dernier dans la capitale. C’est précisément là qu’un exemplaire de mon ouvrage sera exposé. Un seul exemplaire. Les autres partiront au pilon. Pour ce livre, le dernier donc, le choix du texte s’est imposé comme une évidence. La Bible, dans la version imprimée par Gutenberg en 1455.