Depuis février 2022 il m’arrive de publier sur ce blog ou sur les réseaux sociaux des commentaires ou de courts textes sur la guerre qui ravage l’Ukraine et qui a réveillé chez beaucoup des réflexes ou des sentiments longtemps endormis. J’ai bien conscience d’ennuyer ou d’inquiéter certains d’entre vous. Après tout, qui suis-je ? Personne n’a besoin de mes pauvres mots pour savoir ou pour essayer de comprendre ce qui se passe à trois heures d’avion de Paris. A vrai dire, m’exprimer de temps à autre sur le sujet est ma façon de participer, un peu vainement sans doute, à cette prise de conscience collective. Pour avoir approché la guerre, il y a certaines choses que je sais d’elle, et pour ne l’avoir pas vécue, il y en a d’autres que je ne sais pas.
Je sais les murs et les toits effondrés des maisons le long des routes de campagne. Je sais les toiles de plastique qui remplacent les vitres soufflées par les explosions. Je sais les impacts des tirs sur les immeubles et les étages écroulés et empilés les uns sur les autres. Le regard d’Enes quand il retourne dans l’appartement qu’il occupait avant la guerre pour n’y retrouver que les gravats d’une vie volée. Les yeux de Belma qui, pour la première fois depuis la guerre, monte dans la voiture de son père pour une promenade sur les hauteurs de la ville. La haine qui s’est installée dans les esprits et dans les cœurs. L’immense fatigue de celles et ceux qui ont tout perdu. Leur besoin de raconter la peur et les souffrances. La fierté de ceux qui ont pu résister et les signes de reconnaissance des anciens combattants lorsqu’ils se croisent dans la rue. Le désarroi de ceux pour qui la guerre était devenue une existence. Je sais aussi l’arrogance et les certitudes de celles et ceux qui viennent pour reconstruire. La suffisance et les limites de la « communauté internationale » et des docteurs en démocratie.
Je ne sais pas le bruit des armes automatiques et les murs qui tremblent sous les coups de canons. Je ne sais pas l’odeur des cadavres et les voitures chargées de blessés en route vers l’hôpital. Je ne sais pas les nuits passées dans les abris et les queues pour remplir des bidons d’eau. Je ne sais pas la peur des snipers. Je ne sais pas les évacuations, les maigres affaires rassemblées avant de fuir vers un ailleurs inconnu. Je ne sais pas les cris, les hurlements, les sirènes, les déflagrations et le silence de mort. Je ne sais pas le regard de ceux qui se lèvent le matin en sachant qu’ils seront peut-être morts le soir.
La guerre est entrée pour longtemps dans nos têtes. Je le sais. Nous saurons regarder la réalité en face et nous adapter. Je ne le sais pas.
Les deux gamins sont agrippés à l’arrière du tram. Accroupis sur une barre métallique, ils rigolent et s’efforcent de ne pas se faire pincer par le contrôleur. Les voyageurs, plongés dans leur journal ou leurs pensées, font mine de ne pas les voir. A Lisbonne, à Riga, à Sarajevo, dans bien des villes, on pouvait il y a quelques années encore assister à cette scène de la vie quotidienne. Hélas (ou tant mieux?), les bons vieux tramways ont souvent été remplacés par des trams modernes et silencieux, sur les flancs desquels il est impossible de s’inviter en passager clandestin.
Néanmoins, la présence ou non de trams dans nos rues dessine une intéressante carte de l’Europe. Une carte qui ne suit pas forcément les frontières de l’Europe centrale, orientale, occidentale ou du Nord. Y a t-il un tramway chez vous ?
Qu’il brinquebale et grince sur de vieux rails usés ou glisse sans bruit sur les chaussées de nos cités, le tram est devenu un animal domestique. Avez-vous déjà vu un tramway dévier de sa route ? Obéissant et rassurant, le tram est apprivoisé depuis longtemps.
S’il fallait vous convaincre de la place occupée par le tram dans nos vies, sachez que le 3 juin, Oradea (Roumanie), accueillera le championnat d’Europe des conducteurs de tram.
Chaque matin, le même rituel. Il s’installe à sa table au Bar des Amis, commande un café, achète un journal, dégaine son mobile et fait défiler les tweets. Sur Twitter, il cherche immédiatement les informations sur la guerre en Ukraine. Depuis février 2022, cette guerre au cœur de l’Europe est devenue l’une de ses principales préoccupations. Que s’est-il passé dans la nuit ? Où en sont les livraisons d’armes ? La contre-offensive a t-elle commencé ? Il s’est abonné aux comptes de plusieurs journalistes qui couvrent le conflit et à ceux d’analystes, souvent d’anciens militaires régulièrement invités sur les plateaux de télévision.
Cette guerre n’est pas la première dont il observe l’évolution. Lycéen, il avait appris dans les journaux, la chute de Saigon, en 1975. En 1991, c’est à l’étranger qu’il avait suivi sur les ondes courtes de RFI le déclenchement de l’opération « Tempête du désert » qui avait mis fin à l’occupation du Koweit par l’Irak. Les guerres dans les Balkans et, en particulier le siège de Sarajevo, l’avaient mis en alerte, de même que la chute de Saddam Hussein, lors de la deuxième guerre du Golfe. Partout, tout le temps, le monde est secoué par les guerres, même si certaines peuvent paraître lointaines.
Mais cette guerre en Ukraine est proche. Terriblement proche. Chacun, à Paris, à Londres, à Berlin, à Prague, peut sentir le danger. Jamais au cours de la guerre qui a ravagé la Bosnie-Herzégovine, il n’a pensé que l’Europe pouvait basculer. Il a haï Milosevic, Tudjman, Karadzic, mais il ne les a jamais perçu comme une menace pour lui-même, pour sa famille, pour son pays. Cette fois, la donne a changé. L’avenir est en jeu. La couverture médiatique de cette guerre est aussi sans commune mesure avec celle de toutes les guerres précédentes. Jour et nuit, sur tous les écrans, les images, les sons, les mots de la guerre rythment nos vies.
Devant son café, il se sait impuissant, mais il a besoin de savoir et de comprendre. Les autres sujets qui « font l’actualité » lui semblent souvent secondaires, voire dérisoires. Le Festival de Cannes bat son plein, comme pour offrir au monde un peu d’évasion, et sans doute parce que the show must go on.
Coups à la porte. Je viens de finir mon café. Il est à peine 7 heures et ils sont trois, en tablier gris. L’un d’entre eux, le chef sans doute, brandit une carte du Ministère et, sans s’expliquer davantage, ils entrent.
Je sais fort bien pourquoi ils sont là, aussi je préfère leur faciliter la tâche, histoire d’en finir rapidement.
– Dans la pièce du fond, là-bas, vous trouverez ce que vous cherchez.
L’un d’eux reste dans l’entrée pendant que ses deux collègues vont voir. J’attends dans la cuisine en faisant mine de boire un autre café. Très vite les deux types reviennent, porteurs chacun d’un carton.
– On ne peut pas tout prendre maintenant, grommelle le chef en s’adressant aux deux autres. On reviendra tout à l’heure.
Et ils partent, sans me saluer, sans un mot. Mais je n’ignore pas que le Ministère a décidé d’archiver le dernier livre. « Pour l’Histoire » a déclaré le ministre. J’en suis l’éditeur et l’ouvrage est sorti des presses depuis une semaine. Je savais que son sort était scellé et j’ai gardé les cartons chez moi. Cinq cents exemplaires au total, destinés à la confiscation.
Depuis plusieurs années, les gens ne lisent plus. Les plus cultivés écoutent des histoires, des romans, des feuilletons, en podcast. Les autres regardent des vidéos. Les journaux ont disparu depuis longtemps et on suit l’actualité sur écran. L’actualité ou ce que l’on veut bien nous en montrer. A l’école, une intelligence artificielle anime les journées des élèves qui apprennent à s’exprimer oralement et par l’image. Les bibliothèques, les librairies, ont fermé leurs portes depuis belle lurette. Un grand musée du Livre a été inauguré l’an dernier dans la capitale. C’est précisément là qu’un exemplaire de mon ouvrage sera exposé. Un seul exemplaire. Les autres partiront au pilon. Pour ce livre, le dernier donc, le choix du texte s’est imposé comme une évidence. La Bible, dans la version imprimée par Gutenberg en 1455.
L’atterrissage un peu brutal du vol Air Baltic BT692 l’a réveillé et il lui faut quelques secondes avant de réaliser qu’il vient de se poser à Riga. C’est la première fois. Après Bucarest, on l’a expédié à Maputo (voir « L’inconnu du Palais Elisabeta »), mais très vite il s’est arrangé pour retrouver l’air de l’Est. Tbilissi, Bakou, Skopje, Pristina, Belgrade… Les missions se sont enchaînées, brièvement interrompues, en 2002, par quelques mois de purgatoire parisien pendant lesquels il a fait mine de s’intéresser au fonctionnement de la direction générale. Malgré la guerre en Ukraine qui secoue l’actualité depuis six mois, il n’est pas parti pour Kyiv. Mais quand il a appris qu’une mission de quelques jours en Lettonie était planifiée, il s’est immédiatement porté volontaire. L’occasion était trop belle. Le vieux Paul a t-il beaucoup changé ? A quoi ressemble sa planque à Jurmala ? Et Kaliningrad et Saint-Petersbourg, si proches ! Peut-être un soupçon d’imprévu au programme ?
Après quinze minutes de taxi, il arrive à l’hôtel prévu, sur Elizabetes Iela. Il tend un passeport à l’employée de la réception. Aujourd’hui, il s’appelle Vincent Aguerre, né le 18 juillet 1973 à Sainte-Engrâce.
L’ambassade de France est à deux pas, sur le boulevard Raina. Il choisit de se débarrasser sans tarder de sa corvée. Un pli confidentiel à remettre en mains propres à l’ambassadrice. Ensuite, il s’accordera un temps de flânerie dans la vieille ville avant de préparer la suite. Paul n’est pas informé de sa visite. Ce n’est sans doute pas plus mal.
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Il n’a pas vu Paul depuis trente ans. Trente et un exactement. Depuis 1991, l’année où Paul a décidé de partir à Riga. Il voulait donner un coup de main aux Lettons en pleine bataille pour retrouver leur indépendance.
A partir de cette année là Paul a coupé les ponts avec tout le monde. Abrité derrière ses nouveaux amis, il s’est fait oublier. On savait seulement qu’après quelques années à Riga, il s’était installé à Jurmala, la station balnéaire toute proche.
Il a appris tout cela grâce à Janis, un ami letton avec lequel il a bourlingué autrefois en Hongrie. Ils sont restés en contact depuis cette époque un peu mouvementée. Janis est entretemps devenu un bon camarade de Paul, « ce vieux fou », comme il dit. Janis lui a fixé rendez-vous cet après-midi à Kipsala, la petite île sur la Daugava. « Je te raconterai. Tu ne vas pas être déçu » a t-il prévenu.
En attendant d’en savoir plus il va faire un tour sur Alberta Iela, cette rue où les façades de style art nouveau éblouissent les quelques touristes de passage. Il apprend ainsi que Mikhaïl Einsenstein, le père du cinéaste, est l’un des principaux architectes qui ont fait de Riga un des écrins du « Jugenstil » en Europe.
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Janis a reporté à ce matin très tôt leur rendez-vous sur l’île de Kipsala. Il l’attendait devant l’une des vieilles et magnifiques maisons en bois que l’on trouve plutôt de ce côté de la Daugava que sur l’autre rive. Janis avait un peu forci mais pas vraiment vieilli. Après plusieurs années dans la sécurité privée, il venait de se retirer des affaires et tentait, difficilement, de mener une vie tranquille. Il lui a proposé de marcher le long du fleuve. La meilleure façon de discuter tranquillement et discrètement.
Ce que Janis lui a raconté à propos de Paul ne manque certes pas de sel, mais il a eu bien du mal à se montrer très surpris. D’abord il ne fallait plus parler de Paul mais de Pavils. C’est aujourd’hui un homme de près de quatre-vingts ans qui a réussi à se construire une nouvelle identité et une vie tellement effacée que personne ou presque ne le connait. Deux ou trois fois par an, Janis lui rend visite à Jurmala et jamais les deux hommes n’évoquent les années d’autrefois. C’est simple, Paul, l’ancien légionnaire, le guerrier, n’existe plus. Sa parfaite connaissance du letton est venue compléter son ancienne maîtrise du russe. Pavils ne boit pas une goutte d’alcool et cultive avec application des légumes qu’il distribue à des voisins persuadés qu’il est né à Jelgava et qu’après quelques années d’exil en France, il est revenu au pays dans le courant des années 1990. On ne lui connait aucune femme. Pavils est un papy solitaire et bougon.
Paul est décidément un sacré dissimulateur, se dit-il après avoir écouté Janis. Demain, c’est clair, il prendra le train qui relie Riga à Jurmala. Même s’il risque d’être énervé par le spectacle dont on parle en ville, des Russes fuyant Poutine, mais qui ne peuvent s’empêcher d’étaler leurs richesses sur la côte.
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A Jurmala il descend du train à la station Majori et se dirige vers la rue indiquée hier par Janis. L’animation de la station balnéaire, l’aisance affichée par certaines familles (russes mais pas seulement), le surprennent.
Puis, soudain, il le voit. Incroyable hasard. Ou alors ? Il est installé à une terrasse devant un journal et un café, en compagnie de trois types de son âge. Le vieux Paul. Palvis désormais. Les cheveux longs et blancs, une veste de treillis hors d’âge et un jean usé lui aussi. Leurs regards se croisent et il comprend tout de suite qu’il l’a reconnu. Il sait alors qu’il n’ira pas vers Paul. « Je ne te connais pas. Dégage ! ». C’est exactement le cri que lui lancent les yeux de son ancien ami.
Il lui faut quelques secondes pour encaisser le choc de ce rejet muet, mais il continue son chemin et se retrouve sans difficulté devant la maison de Paul. Jamais il ne l’appellera Palvis. Une belle demeure en bois dans une petite rue, un jardin bien entretenu avec un coin potager. De son sac à dos, il extirpe une boite à chaussures soigneusement enveloppée dans du papier kraft. A l’intérieur, une centaine de photos de Sofia. Paul a une fille de quarante deux ans qu’il n’a pas vue depuis plus de trente ans, depuis qu’il est parti pour Riga et qu’il a tiré un trait sur sa vie d’avant. Sofia a longtemps tenté de retrouver son père. Un jour, elle a mis la main sur un vieux carnet où étaient consignés quelques noms. C’est comme cela qu’il a fait la connaissance de Sofia. Elle lui a confié cette boite de photos à remettre à Paul. Il y a sans doute une lettre aussi à l’intérieur. Après avoir jeté un oeil autour de lui, il dépose doucement le paquet devant la porte. Demain, il prend le vol Air Baltic pour Paris.
(Ce texte a initialement été publié en quatre petits épisodes sur ce blog en août 2022).
Longer les frontières. Les franchir parfois. Depuis ce matin, avec l’entrée de la Finlande en son sein, la frontière entre l’OTAN et la Russie est deux fois plus longue. Sur une carte, vous pouvez la suivre du doigt ou des yeux cette frontière. Elle part de l’extrême-nord de l’Europe, file vers les Pays Baltes, la Pologne, la Tchéquie, la Hongrie, descend vers la Roumanie, plonge dans la Mer Noire et termine sa course à la frontière turco-géorgienne. Un jour, on peut espérer qu’elle englobera l’Ukraine.
Pour les habitants de ces pays dits « de l’Est », cette frontière est au moins aussi importante que celle de l’Union européenne. Dès la chute de l’Union soviétique et des régimes communistes voisins, ils ont compris que l’OTAN était pour eux une garantie de sécurité. Vu de Paris, de Londres ou de Washington, cela pouvait sembler théorique. Mais depuis le 24 février 2022, la menace est devenue bien réelle. Bien des Occidentaux, jusque là endormis par des décennies de discours sur la paix européenne, ont commencé à s’intéresser sérieusement aux frontières, et plus seulement sous l’angle du tourisme.
L’image occupe depuis quelques décennies une place prépondérante dans nos vies, mais elle reste un impensé de l’enseignement. Nous avons tous des smartphones, nous prenons tous des photos, nous utilisons tous des applications et des réseaux qui nous incitent à nous exprimer en images. Et nous le faisons. Mais nous n’avons pas appris à le faire. Dans le meilleur des cas, il faut attendre l’âge adulte pour éventuellement s’offrir une formation à la photo. À l’école, on apprend à s’exprimer par écrit, un peu à l’oral. Mais pas par l’image (ne pas confondre avec apprendre à lire les images des autres).
Or, quel que soit le sujet choisi, les photos que nous prenons et que nous publions parlent aussi de nous. Elles nous racontent et nous dévoilent. Souvent, elles en disent plus que nos mots.
Si notre curriculum vitae était construit autour de certaines de nos photos, à quoi ressemblerait-il ?
Par ailleurs, je suis convaincu qu’une photo doit se suffire à elle-même. Si elle doit absolument être assortie d’une légende, elle perd une grande partie de sa force. Je ne suis pas photographe mais, comme tout le monde, je regarde des photos chaque jour. Je conçois qu’une indication nous précise le lieu et la date de la prise de vue et, s’il y a lieu, l’identité de la ou des personne(s) photographié(e)s. Mais je n’aime pas qu’un texte vienne m’expliquer ce qu’il faut regarder, ou comment il faut regarder la photo. Je n’ai pas envie que l’on m’impose une interprétation de l’image que j’ai sous les yeux. Auriez-vous envie de lire un livre truffé d’explications de texte ? Il ne s’agit pas ici d’une règle d’or piochée dans je ne sais quel manuel du « bon usage de la photographie ». C’est simplement mon choix.
En apparente contradiction avec ce que je viens d’écrire, je réfléchis à la rédaction d’un petit livre qui proposerait des textes sur une sélection de mes photos. Mais ces textes ne seraient pas des légendes (ouf !). L’idée serait plutôt d’essayer de regarder derrière l’image. Raconter quelque chose à partir d’une photo. Pas une légende donc, mais une histoire. J’essaierai. Peut-être.
Un matin, il s’est retrouvé comme tous les matins devant son écran. Mais ce matin là, c’était un matin spécial. Les autres matins il savait pourquoi il était devant son écran. Comme bien d’autres – enseignants, universitaires, avocats, adjoints au maire, journalistes, artistes…. – son boulot consistait à s’exprimer et donc à écrire de temps en temps quelque chose. Il publiait ensuite ce petit quelque chose sur « le Net » et en particulier sur les réseaux sociaux. C’était sans doute un progrès car il avait connu l’époque où les réseaux sociaux et les écrans n’existaient pas. Les scribes couchaient alors leurs réflexions dans des rapports interminables ou dans des revues que personne ne lisait.
Et puis, est venu ce matin où tout a changé car il n’avait plus d’obligation professionnelle de publier quoique ce soit. Ce jour-là, pour la première fois, il s’est demandé ce qu’il faisait devant son écran. Il a néanmoins tenté de surmonter son inquiétude. Par habitude, il a continué à écrire. Il se disait qu’il lui fallait entretenir son image numérique et qu’être en ligne, c’était exister encore un peu. Il était vaguement persuadé de pouvoir encore produire quelque chose qui méritait d’être lu. Alors, il a maintenu une présence sur Facebook, sur Twitter, sur Instagram (où l’on écrit avec des photos). Mais assez vite, il a constaté que sa petite place dans cet univers virtuel n’était plus la même qu’auparavant. Il n’était plus « en situation », comme disent les commentateurs accrédités. Ainsi, s’il questionnait publiquement tel ou tel expert sur un sujet d’actualité internationale ou de société, il n’obtenait par forcément de réponse. D’une manière générale, ses messages, ses posts, ses tweets, ne retenaient plus l’attention que de quelques personnes, d’anciens collègues souvent. On l’ignorait. Il était démonétisé.
Il lui avait fallu un bon moment – quelques années à vrai dire – pour accepter cet effacement progressif mais inéluctable. D’acteur il était devenu observateur. Il ne faisait plus partie de « ceux qui en sont ». C’était comme ça.
Il restait néanmoins fidèle à son rendez-vous matinal avec son écran. Aussi, un matin, avant de sortir pour affronter le vrai monde, il se décida à envoyer sur tous les réseaux le message qu’il ruminait depuis la veille.
La réunion de service a lieu tous les mardis à 8 heures tapantes. A 8 heures moins cinq nous sommes déjà au complet, assis autour de la table et nous l’attendons. A 8 heures, la porte s’ouvre et l’ambassadeur fait son entrée. Tout le monde se lève. Nous sommes une dizaine, presque au garde à vous, regards accrochés au mur d’en face. L’ambassadeur, notre seigneur et maître, a quasiment droit de vie et de mort sur nous tous. Le premier qui fera le malin est forcément un kamikaze.
« Bonjour » fait-il en s’installant en bout de table. Tout le monde s’asseoit.
« Monsieur le conseiller culturel, nous allons commencer par vous ce matin. Vous avez des choses importantes à nous dire ? ». Le pauvre gars a quelques secondes pour décider si l’envoi de cinquante étudiants en stage en France fait vraiment partie des « choses importantes ». Il décide de passer son tour. « Non, Monsieur l’ambassadeur, rien de particulier ».
L’autre, l’air faussement distrait, est en train de pianoter un texto et enchaine. « Morne plaine, comme d’habitude. Colonel, où en sommes nous avec cette vente d’hélicoptères ? ». L’attaché de défense bredouille quelques explications, fait le point sur ce dossier en forme de serpent de mer, évoqué à chaque réunion de service depuis près d’un an.
Pendant ce temps-là, le type des « services », un long bonhomme tout en nerfs, prend des notes. Après tout, c’est son boulot. Je le soupçonne depuis un bon moment d’enregistrer ces séances du mardi et de transmettre des indiscrétions à sa hiérarchie. Son job quoi.
Vient le tour du chef de la mission économique. Celui-là vise le poste de Los Angeles depuis un bon moment. Alors, il joue au premier de la classe. Des chiffres, des statistiques, des montants d’investissements et le compte rendu de la dernière visite d’une délégation de chefs d’entreprises du Limousin. Bref, il emmerde tout le monde. L’ambassadeur continue de jouer sur son téléphone. Il n’a pas désactivé le son des touches. C’est énervant. Tic, tic, tac, tac, tac…
Comme chaque mardi, le représentant de l’ambassade à l’autre bout du pays se fait passer un savon. Le bonhomme arrive chaque lundi soir, exténué après six heures de route de montagne, s’installe à l’hôtel, assiste à la réunion du mardi matin pour se faire engueuler, puis repart pour six heures de voiture. Serviteur de l’Etat et paillasson de Son Excellence. Un métier.
Il est environ 9 heures quand l’ambassadeur prend la parole. Comme chaque mardi, il rappelle qu’il faut griller les Américains, faire plus vite et plus fort qu’eux. Au passage, il évoque son dernier entretien avec le chef de l’Etat et rappelle, comme chaque mardi, que «dès maintenant, nous devons tous nous préparer à organiser une magnifique réception pour le 14 juillet ». « Et d’ailleurs, monsieur le conseiller culturel, j’attends toujours vos listes de personnalités pour les invitations ».
A 9 h 15, la réunion est terminée. Tout le monde se lève et s’efforce de rester tête baissée. Respect et soumission. L’ambassadeur se hâte vers la sortie, téléphone à l’oreille. « Ah, monsieur le ministre ! Oui, oui, bien sûr ! Avec plaisir ».
Le consul qui jusque-là n’avait rien dit, souffle un bon coup en nous regardant. « Bon, au moins aujourd’hui c’était rapide ! ».
Enfants des années 60, essentiellement des garçons, nous jouions souvent à la guerre. C’était bien avant les Playmobil, les aventures d’Harry Potter et les jeux vidéos. La Seconde guerre mondiale n’était pas très loin et son souvenir alimentait régulièrement les discussions familiales. Dans les magasins, des armées attendaient les gamins auxquels on offrait à Noël des troupes allemandes, américaines, anglaises… Ces petits soldats n’étaient plus en plomb, mais en plastique, ce qui mettait la section, voire la compagnie, à la portée de presque toutes les bourses.
A quatre pattes dans le salon, dans le jardin ou sur le trottoir, stratèges de dix ou douze ans, nous reconstituions le débarquement de Normandie ou les batailles de Rommel dans le désert. Nous nous soucions peu de la vérité historique que de toutes façons nous connaissions mal. L’important était d’organiser l’affrontement des bons contre les mauvais. Selon la motivation des participants, les combats pouvaient durer une heure ou quelques jours, interrompus par les heures de classe ou de sommeil.
Aujourd’hui, si les enfants aiment toujours les combats, ils jouent moins à la guerre. Ils entrent dans la peau de personnages inspirés par leurs lectures ou les séries télévisées. Ils sont chevaliers, policiers, super-héros. Ils adorent les parties de laser game. Mais, contrairement peut-être aux adultes attirés par les « wargames » sur écran, la guerre de leurs grands-parents n’alimente plus leur imagination.
Autre différence avec les années 60 : la guerre, la vraie, est présente en permanence à la télévision et sur les tablettes. Dans les pays en paix, les enfants regardent le 20 heures et voient la guerre. Selon les jours et leur âge, ils détournent le regard ou posent des questions. Contre leur gré, ils perdent sans doute ainsi un peu de leur insouciance. Ce n’était sans doute pas le cas quand ils jouaient avec leurs soldats de plastique.