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Le grand-père interdit

J’avais publié ce billet il y a un moment, puis je l’avais retiré car, pour différentes raisons, je craignais qu’il soit malvenu. Mais réflexion faite, je vous le propose à nouveau, quoique dans une version un peu retouchée.

C’est donc l’histoire d’un grand-père interdit. Une vieille histoire triste, comme on en trouve dans toutes les familles dès que l’on regarde un peu sous le tapis. Je vous en livre un petit aperçu ici, mais j’y reviendrai peut-être un jour plus longuement.

Pendant son enfance, un petit garçon se rend régulièrement chez ses grands-parents paternels qui habitent une petite station balnéaire du Nord, séparée de la commune voisine par le chenal sans charme de l’Aa. Il est content de voir assez souvent ses grands-parents, les seuls qui lui restent car sa grand-mère maternelle est morte quand il était très petit et il n’a pas connu son grand-père maternel. On lui a expliqué que celui-ci avait quitté sa femme et ses enfants à la veille de la Seconde guerre mondiale, que tout le monde l’avait perdu de vue et qu’il était mort.

Bien des années plus tard, devenu adulte, le petit garçon a compris qu’on lui avait menti. Que toute sa famille lui avait menti. Il a fini par apprendre que son grand-père paternel avait certes abandonné sa famille, mais qu’ensuite il s’était engagé dans la Résistance puis avait refait sa vie précisément dans la commune voisine de celle de ses grands-parents paternels. Il avait vécu encore une trentaine d’années après la guerre, si bien qu’il était tout simplement de l’autre côté du chenal quand son petit-fils (qu’il ne connaissait pas) jouait sur la plage, à quelques centaines de mètres. Mais la famille, qui connaissait la vérité, avait décidé de punir ce grand-père indigne et en avait littéralement effacé toutes traces.

Ce grand-père interdit, c’était le mien. Il s’appelait Marcel Lasoen et grâce au numérique j’ai pu lui redonner une existence, au moins virtuelle. Il y a sept ans, dans le cadre du premier festival mondial de « twittérature », j’avais en effet levé un coin du voile en campant ce papy inconnu en personnage de fiction.

Quelques médias s’étaient fait l’écho de ses aventures, comme ici 20 Minutes (Festival de fiction sur Twitter: Comment suivre les Français ?) ou ci-dessous Nord-Eclair. J’étais alors à peu près le seul à savoir qu’il y avait derrière tout cela une part de vérité très personnelle.

Fin provisoire des confidences.

Nord Eclair - M. Lasoen
Nord-Eclair – 30 novembre 2012

Quand je brûlais des cierges

cierge.jpg

L’après-midi, l’église du village de mes grands-parents était vide. Nous entrions discrètement – à cette époque, les années 60, les églises étaient ouvertes en permanence en journée – et nous allions droit au but. « Nous », c’était moi et un garnement de mon âge mais plus déluré que le garçon bien sage que j’étais alors. Le grand jeu consistait à saisir quelques cierges sur le présentoir près du bénitier et de la statue de Sainte-Rita ou de Saint Antoine de Padoue, à les allumer puis à faire tomber la cire brûlante. En coulant, elle formait des petites bulles qui éclataient délicieusement sur le sol. Nous étions bêtement contents de nous et, évidemment, nous recommencions le lendemain et le surlendemain. Nous étions en vacances et il fallait bien trouver quelques occupations un peu plus originales que le sempiternel tour à la plage.

La Petite Chapelle des Marins dans les dunes Années 1960

La plage… De temps en temps, nous nous glissions aussi à l’intérieur de la petite chapelle dédiée aux marins et qui lui faisait face. Nous regardions silencieusement les ex-voto cloués sur les murs. Rien dans ce lieu ne nous inspirait la moindre farce. La mémoire des marins perdus en mer et de leurs familles en deuil imposait le respect aux citadins que nous étions, impressionnés par ce monde inconnu et inquiétant. Parfois, au coin d’une rue, je voyais, à pas menus, arriver mon arrière grand-mère vêtue de noir. Les gens du coin l’appelaient « mémère bigotte », paradoxalement parce qu’elle n’aimait guère fréquenter l’église où je m’amusais en cachette. Elle me faisait peur, alors je changeais de trottoir.

phare

L’homme qui n’aimait pas les femmes voilées

Une fois encore le débat sur le port du voile agite beaucoup de monde en France. Un élu du Rassemblement national a reproché à une femme de porter le hijab alors qu’elle accompagnait un groupe d’enfants au conseil régional de Bourgogne-France-Comté. En l’occurrence, cette femme était parfaitement dans son droit. Mais ce seul fait a généré des dizaines de sujets dans les médias, sans compter les milliers de commentaires souvent haineux sur les réseaux sociaux.

Je ne vais pas, à mon tour, alimenter ce débat et propose plutôt de faire un pas de côté. Dans Nema problema, comme elles disent (Fauves Editions, 2017) j’évoque le comportement d’un Français qui, à Sarajevo, n’aimait pas les femmes voilées. Histoire véridique, même si elle est teintée de fiction, comme tout le livre d’ailleurs.

Rappel du contexte pour ceux qui ne l’auraient pas lu : Sarajevo au début des années 2000. Les accords de Dayton, signés en novembre 1995, ont mis fin aux combats interethniques et organisé l’après-guerre. La « communauté internationale » a pris le contrôle de la ville, comme de toute la Bosnie-Herzégovine.

Voici donc le passage en question.

« Il y a quelques jours, un Français fraîchement arrivé à Sarajevo, sans doute un de ces expatriés qui travaillent au Bureau du Haut Représentant ou à l’OSCE, s’est fait remarquer rue Ferhadija par les réflexions que lui inspiraient les quelques filles voilées qu’il croisait. Accompagné de son épouse, une Russe d’après ce que l’on dit, il se retournait sur leur passage et ne pouvait s’empêcher de s’exclamer. C’est incroyable, soufflait-il, il y a 40 ans, ce n’était pas comme ça ! Et il les montrait du doigt, ce qui lui valait en retour les commentaires désapprobateurs des passants. Ce type croit être un fin connaisseur de l’ex-Yougoslavie parce qu’il a appris le serbo-croate dans sa jeunesse et qu’il a séjourné quelques mois à Sarajevo et à Belgrade dans les années soixante.

Ce samedi soir, il est installé en terrasse devant le passage qui mène au Centre culturel André Malraux. Il peste contre le serveur qui ne va pas assez vite à son goût et on dirait qu’il compte les femmes voilées qui passent devant lui. Avec des grimaces de mauvais élève, il prend des notes dans un petit carnet à spirales. Prépare-t-il une de ces notes anonymes et assassines qui circulent sous le manteau dans les bureaux des ministères ? En quarante ans, et surtout depuis dix ans, le pays et la ville ont changé, c’est une évidence. La présence islamique est plus forte, plus visible, c’est indéniable. Conduit par quelques-uns, un projet d’islamisation assez radicale du pays a existé pendant la guerre ? C’est possible. Mais pourquoi s’emporter contre le port du voile ? Proportionnellement au nombre d’habitants, il y a moins de femmes voilées à Sarajevo qu’à Marseille, à Roubaix ou à Londres.

Meliha prend justement place à la table voisine de notre bonhomme. Depuis décembre 1995, depuis la fin de la guerre, elle porte le hijab. Pendant le siège, elle a suivi vaille que vaille les cours de la chaire de français à l’Université. Ce n’était pas facile, bien sûr. Les enseignants, ceux qui étaient encore là en tout cas, venaient quand ils pouvaient. Meliha se souvient que, pour se rendre à la faculté, elle empruntait la rue de la Vie, comme on l’appelait alors. Une voie relativement à l’abri, parallèle à la grande avenue rebaptisée Sniper Alley par les correspondants de guerre. Il fallait marcher vite mais elle n’avait pas peur. Et puis il y a eu ce jour de printemps 1994. Son père et ses deux jeunes frères tués par un tir de mortier au pied de leur immeuble, sa mère brisée, comme folle. La réponse de Meliha à cette douleur-là a été la spiritualité et le voile. Elle n’a jamais prétendu que c’était la seule possible. La plupart de ses amies qui ont connu elles aussi des malheurs n’ont aujourd’hui aucune pratique religieuse.

À côté d’elle, le Français ne résiste plus. Il l’apostrophe en serbo-croate, presque brutalement. Dites-moi mademoiselle, ou madame d’ailleurs je n’en sais rien, pouvez-vous me dire pourquoi vous portez ce voile ? Meliha le dévisage calmement. Il a l’air assez sinistre avec son costume rayé et mal coupé, sa barbiche du siècle passé, ses cheveux plaqués par le gel. Parce que comme cela, je me sens en accord avec moi-même et avec ma religion, monsieur. Puis elle lui tourne ostensiblement le dos pour mettre fin à la conversation. Elle l’entend se lever puis partir en ronchonnant.

Il y a quelques mois, elle a été invitée par une association franco-belge à participer à un colloque à l’hôtel Holiday Inn, sur la place de la femme dans la société bosnienne. Les animatrices venues de Paris, de Bruxelles, de Lyon, avaient une cinquantaine d’années. C’étaient des militantes du droit des femmes, elles luttaient pour la laïcité, la représentation des femmes dans les institutions, au parlement, au gouvernement. Meliha et deux ou trois de ses amies, voilées elles aussi, étaient regardées par les participants étrangers comme des bêtes curieuses. On les attendait au tournant. Qu’allaient-elles dire de scandaleux, de risible ou de consternant ? Meliha était partie avant la fin de la première matinée de débats. »

Hors d’atteinte

Il fallait prendre l’air. Fuir Paris et l’ennui. Revoir l’horizon. Retrouver l’excitation. Alors F. est allé chercher la décapotable et l’a garée sur le trottoir. Pas une Alfa, pas une BM, évidemment pas une Bentley. Juste une vieille Golf noire. En trois minutes nous étions prêts. Pas de bagages, juste les passeports et les Ray Ban.

F. s’est vautré à l’arrière, R. a grimpé à mes côtés et j’ai pris le volant. Forcément. La route, j’étais le seul à la connaître par cœur. Il y a plusieurs trajets possibles, mais j’avais décidé de ne pas leur demander leur avis et de passer par Stuttgart, Munich, Salzbourg avant de descendre vers les Balkans.

A 130 ou 140 sur l’autoroute, chemise au vent, on n’entend rien. Même pas Chris Rea à fond dans le lecteur de CD. F. s’en foutait car avant même d’arriver à Reims, il pionçait déjà comme un bébé sur la banquette arrière. R. essayait vaguement de me faire la conversation mais, d’une part, je ne comprenais qu’un mot sur deux, et d’autre part, je n’avais pas envie de causer. Rouler comme une brute et en silence, j’aime ça. J’avais déjà plusieurs fois effectué ce parcours tout seul pour mon plus grand bonheur.

Vers Strasbourg on s’est arrêté pour pisser et faire le plein. Il devait être environ midi, plein soleil. On a bu un café vite fait et roule ma poule ! F. a sorti son paquet de Gauloises. Depuis le départ et malgré la chaleur, il n’avait pas encore enlevé son imperméable noir. De temps en temps, je jetais un œil sur lui dans le rétro et je voyais bien que, déjà, il était loin.

R., lui, était impatient. Il n’était encore jamais allé au pays d’Ivo Andric et avait hâte de flairer des odeurs inconnues. Avec sa gueule de jeune premier, je me disais qu’il pouvait tout se permettre, que partout les portes s’ouvriraient sur son chemin.

En Allemagne, comme d’habitude, l’autoroute s’est transformée en circuit de Formule 1. A 150, nous étions en permanence dépassés par des Audi, des 500 SE, des BM et même des petites bagnoles lancées à fond sur le ruban de la mort. F. s’était rendormi et, derrière ses lunettes noires, je ne savais pas si R. en faisait autant ou s’il imaginait son prochain rôle. Et puis, je n’avais pas intérêt à regarder trop souvent derrière ou à droite. La Golf vieillissante n’était pas très stable et il fallait se cramponner au volant.

Dans la soirée, après une rapide halte casse-croûte, nous sommes arrivés à Villach, au bout de l’Autriche. Trop propre, l’Autriche. Trop bien rangée. J’étais pressé de retrouver l’à-peu-près balkanique. Les zones grises. L’incertitude aussi. Une fois entrés en Slovénie, j’ai posé la Golf sur une aire de l’autoroute. Il n’était pas loin de minuit. Pas besoin de rabattre la capote. On entendait le grondement des poids-lourds qui passaient à toute vitesse à cinquante mètres. J’ai vérifié que mon couteau était toujours dans le vide-poche de la portière et j’ai essayé de dormir deux ou trois heures. Les deux autres ne m’avaient pas attendu.

Le lendemain, après avoir quitté l’autoroute au niveau de Bosanska Gradiska, nous sommes arrivés à destination. Le bout de la route. J. nous attendait devant un café, sur la place de la petite ville. Il a rigolé en voyant la Golf pourrie et nos gueules noires de poussière. Bien sûr on a fait la tournée des amis et j’ai laissé J. raconter l’endroit à R. qui semblait vouloir tout savoir. Le soir on a fait la fête avec bière, musique et cevapcici. C’est vers minuit que R. a demandé si il y avait un casino dans le coin.

– Un casino ?

Oui, il voulait jouer. Il aimait jouer. Il avait besoin de jouer, là, tout de suite. Il n’y avait bien sûr pas de casino dans le secteur et je me suis dit qu’il nous emmerdait un peu. Mais, bon prince, J. a fini par lui indiquer un hôtel où il trouverait quelques machines à sous.

On a retrouvé R. le lendemain matin, alors qu’après une nuit de sommeil lourd chez J., nous sirotions un café sur la terrasse. Il est descendu d’un taxi et s’est pointé, le teint pas frais. Il avait gagné une centaine d’euros et il était content. J’ai pensé à Hors d’atteinte d’Emmanuel Carrère, mais je n’ai rien dit. D’ailleurs personne n’a évoqué cet épisode. La matinée est passée rapidement à ne rien faire. J’ai vaguement pensé à quelques collègues restés à Paris, mais sans plus. F. avait fini par se débarrasser de son imper et il en était à son deuxième paquet de clopes. A ce moment, je pense qu’il était heureux.

En fin d’après-midi, il a fallu repartir. C’était juste un aller-retour au cœur des Balkans. Comme un shoot.

Après cinq heures de route, nous nous sommes arrêtés pour dormir chez des amis. Dans la ville en question il y avait un casino, un vrai. R. le savait et il nous a faussé compagnie au milieu de la nuit. Cette fois encore, il nous a rejoint au petit matin. F. avait déjà pris place à l’arrière de la Golf et, au volant, je faisais mine d’attendre patiemment. R. s’est affalé sans un mot dans le siège passager et j’ai mis le contact. Il s’est endormi assez rapidement, comme F. d’ailleurs. J’étais à nouveau seul avec la route, heureux d’avoir retrouvé pour quelques heures des collines, des bruits, des odeurs. Le grincement des roues des vieux tramways, l’appel des muezzins en haut des minarets, le miel des baklavas qui colle aux doigts.

Saigon

Elle se réveille vers quinze heures, un peu hébétée de ne pas avoir assez dormi. De la rue lui parviennent des bruits de klaxons, le ronflement des scooters, les cris des vendeuses de banh my (petits pains), le vacarme du chantier voisin.

Elle allume la télévision et, entre CNN et la BBC, s’efforce de prêter attention aux principaux sujets de l’actualité. Elle se laisse aussi un moment bercer par la musique de la langue vietnamienne sur VTV, la chaîne nationale. Son téléphone mentionne plusieurs appels : sa mère, son copain, un appel inconnu. Huong lui a envoyé un texto. « Je serai un peu en retard. On se retrouve à la réception à 18 heures. »

Après une douche rapide, elle enfile une robe d’été, prend son petit sac à dos et se dirige vers l’ascenseur. En attendant que Huong vienne la chercher, elle est libre de céder à l’envie, au besoin, de voir, de sentir la ville.

Une fois dehors, elle marque un temps d’arrêt devant l’entrée de l’hôtel. Des hommes assis, affalés même, sur leurs petites motos garées sur le trottoir, attendent le client, l’air ensommeillé. Un type lui fait signe en lui montrant un cyclo-pousse, mais elle préfère marcher. C’est à pied qu’elle veut découvrir cette ville quasiment inconnue et qui pourtant, déjà, lui parle. Elle remonte la rue en direction du parc Tao Dan à quelques centaines de mètres. Lentement, elle sent monter en elle une impression étrange et agréable, qu’elle ne parvient pas tout de suite à identifier. C’est en arrivant à l’entrée du parc qu’elle finit par poser des mots sur une évidence. Elle est d’ici. Elle est comme eux. Elle est comme ces femmes, ces hommes, ces enfants qu’elle vient de croiser en se promenant et qui ne semblent pas la remarquer. À part le sourire entendu du réceptionniste de l’hôtel, le matin, alors qu’il découvrait son lieu de naissance sur son passeport, personne dans cette ville ne voit en elle une étrangère. Soudain, elle est Vietnamienne. Elle n’est plus « la Chinoise » dont les camarades se moquaient parfois à l’école primaire. Elle n’est plus cette « charmante jeune femme d’origine asiatique » dont ses voisins à Paris louent régulièrement le calme et la politesse. Elle s’était bien sûr un peu préparée à cette révélation, mais passer de la théorie à la pratique la bouleverse bien plus qu’elle ne l’aurait cru.

Elle s’installe à la terrasse d’un petit bar, au milieu du parc. Pendant un moment, elle observe les quelques personnes qui, un peu plus loin, s’adonnent au qi gong, à moins que ce ne soit du tai chi, elle n’en sait trop rien. Elle prend discrètement quelques photos avec son smartphone tout en dégustant un thé glacé. Une dizaine de cages à oiseaux en bambou sont disposées sur le sol et leurs occupants, surtout des alouettes ou de petits zostérops verts et jaunes, rivalisent de vocalises. Le serveur lui explique dans un anglais approximatif que leurs propriétaires les amènent là chaque jour car la compagnie encourage les oiseaux à chanter. Certains sont des siffleurs de compétition, ils ont besoin de s’entraîner chaque jour. Des concours de chants d’oiseaux. L’idée lui plaît.

  • Extrait de « Quand tu iras à Saigon » (Editions Michalon, 2019)

Sonja

« Sonja n’a pas eu beaucoup de chance ces dernières années. Lorsqu’on la voit, grande, mince, enjouée, un peu légère même, on se dit que tout va bien pour elle. Elle est étudiante à l’Académie des Beaux-Arts. Blonde aux yeux bleu clair, elle monte à cheval, elle interprète à merveille les nocturnes de Chopin et chaque jeudi et samedi soirs, on est sûr de la rencontrer au Jez Klub parce qu’elle aime aussi beaucoup le jazz. Les hommes la remarquent évidemment, d’autant que Sonja n’est pas avare de sourires. Rares, très rares pourtant sont ceux qui ont eu droit à ses faveurs. On raconte que le premier d’entre eux qui l’a emmenée chez lui un soir, après quelques verres et quelques histoires, est resté muet et impuissant d’émotion en la voyant timide et nue sur le lit. Pendant la guerre, l’explosion d’une mine à un mètre de Sonja a failli lui arracher les deux jambes. Elle s’en est sortie grâce à l’étonnante rapidité des secours et au talent des chirurgiens de l’hôpital Kosevo. Mais du haut des cuisses aux chevilles, les brûlures ont laissé des traces indélébiles. Alors, ce type qui avait vu en Sonja une belle affaire n’a pas su, n’a pas voulu. Enfin, il l’a laissé tomber quoi. Il est resté planté devant elle pendant une minute avant d’aller s’asseoir dans un coin de la chambre en murmurant, Dieu sait pourquoi, pardon, pardon. Alors, sans rien dire, elle s’est rhabillée et elle est partie. Mais, comme on l’a vu, Sarajevo est une petite ville. Tout se sait, tout se dit, vite, tellement trop vite. Depuis, sans les avoir jamais vues, car elle porte bien sûr toujours des pantalons, tout le monde connaît les jambes de la belle Sonja. Deux ou trois hommes moins fragiles ou plus généreux peut-être ont quand même fini par l’aimer. Mais seulement en passant. Une nuit sans engagement. Pourtant, Sonja garde sa belle humeur et son apparente frivolité. Elle aime être entourée, même si elle sait qu’il y a parfois dans le regard des autres cette malsaine curiosité. Et, comme si ce malheur ne suffisait pas, elle a perdu ses parents l’an dernier, tous deux victimes d’un accident de voiture.

Alors bien sûr, ce film de Godard, c’est comme une petite lumière pour Sonja. Elle espère être retenue à l’issue de l’entretien. Est-ce que sera un entretien, d’ailleurs ? Elle ne sait pas très bien en quoi consiste l’épreuve. Est-ce qu’elle va devoir défiler, en même temps que d’autres filles devant Godard ? Est-ce que ce sera Godard lui-même qui va effectuer la sélection ? Est-ce que ce sera un entretien individuel ? Est-ce qu’il faudra bouger devant une caméra ?« 

Extrait de « Nema problema, comme elles disent » (Fauves Editions)

La galère

La gare du Nord ferme ses portes à minuit, la gare Saint-Lazare aussi. Toutes les gares de Paris sont fermées la nuit. Il sait bien qu’il ne peut espérer y dormir. Dans ce pays toutes les gares sont fermées la nuit. Pour rester au chaud, il est resté le plus longtemps possible dans ce Mac Do bruyant, rue de Dunkerque. Deux heures au moins. Deux heures dans un Mac Do, c’est long lorsqu’on est seul et que l’on a fini d’engloutir son cheeseburger trop sec et ses frites à peine tièdes. Il fait mine de regarder les autres clients et de s’intéresser à leur conversation. Mais en fait il ne voit rien, n’entend rien. Il est obnubilé par une seule idée : trouver un endroit pour dormir quelques heures à l’abri du froid de ce mois de décembre.

Il   n’a plus assez de fric pour se payer une chambre d’hôtel, même minable, et il s’interdit d’aller frapper à la porte des deux ou trois vagues connaissances qu’il a encore dans cette capitale sans pitié. Il a tellement souvent demandé de l’aide, quémandé quelques billets (« je te rembourse dans un mois, promis ! »), supplié qu’on lui permette de dormir sur un canapé, qu’il n’en peut plus. Il lui reste encore un peu de fierté. Ce soir, il le sait, ce sera la rue.

Tous les mois, il doit séjourner une semaine à Paris pour suivre cette foutue formation qui, parait-il, lui permettra de retrouver un emploi. Il vient en stop. Rennes-Paris. Cinq heures de trajet, parfois six, parfois beaucoup plus. Il part de Rennes vers 22 heures le dimanche soir afin d’être à pied d’oeuvre à Paris le lundi matin et d’économiser une nuit parisienne. Pas franchement frais et dispo, mais c’est sans importance. Souvent ce sont des routiers qui acceptent de le prendre. C’est devenu rare les stoppeurs de nos jours. Les routiers aiment bien qu’on leur parle, qu’on leur raconte des histoires ou que l’on rit de leurs blagues. Alors, son histoire, il la raconte. Elle n’est pas bien drôle. Il est dans la mouise, voilà tout. Comme il a une bonne bouille, les types lui offrent souvent un café ou une bière.

Il se décide à quitter le Mac Do. Il est un peu plus de 23 heures. Traverser la Gare du Nord, remonter le long couloir qui mène à la ligne 2. Métro La Chapelle. Direction Porte Dauphine. Descendre à Ternes ou à Courcelles. Là, il le sait, il trouvera. Bizarrement les gens se méfient moins dans les quartiers chics. Après trois ou quatre essais, la portière d’une 605 s’ouvre sans faire la difficile. Il jette son sac sur la banquette arrière et s’installe. Si tout se passe bien, il pourra dormir quatre ou cinq heures. Ensuite, retour à la Gare du Nord. Rasage et brossage des dents dans les toilettes. Un petit café, puis tuer le temps jusqu’à l’ouverture du centre de formation à deux pas. Ce soir, il tentera sa chance dans une entrée d’immeuble qu’il a repérée depuis un moment. Encore deux nuits et il pourra rentrer à Rennes. En stop.

Retour à Roubaix

De la ville il n’a gardé que de vagues souvenirs. Des images en noir et blanc dans les albums photos et les briques rouge-brun, presque noires, des maisons. Il y avait ces dimanches où, pendant sa petite enfance, il grimpait dans la 2 CV familiale pour aller rendre visite à sa grand-mère maternelle qui habitait Roubaix, pas loin d’un canal et d’un grand cimetière, à deux rues de la Clinique des Cigognes, celle-là même où il avait vu le jour dans les années 50. Ses parents vivaient alors dans une banlieue vaguement bourgeoise de la métropole lilloise. Aller chez « bonne maman » c’était un voyage d’une demi-heure à peine, mais c’était déjà changer de monde.

Il fallait d’abord remonter un interminable boulevard bordé de peupliers, puis on passait devant le Beau Jardin, comme l’appelait sa mère. Tout de suite après on entrait dans la ville,  on traversait un quartier commerçant et on finissait par se garer dans une rue calme et grise. L’étroit et long couloir de la petite maison, la pompe à eau dans la cour minuscule, le tablier de sa grand-mère, les adultes qui disaient aimer l’odeur du café « qui finque »*, les rires clairs autour de la table de la cuisine, les voisins qui entraient sans façon pour dire bonjour, emprunter du sel ou du sucre et qui repartaient aussi sec. Tout avait l’air pauvre mais simple.

Ce matin, il est surpris de découvrir que le tramway l’attend dès la descente du train en gare de Lille Flandres. Avant, le tramway s’appelait Mongy et s’arrêtait à hauteur de l’Opéra. Il prend un ticket pour Roubaix Eurotéléport, intrigué par le nouveau nom du terminus. Il n’aime pas ces tramways modernes, confortables et silencieux. Les trams de la vieille Europe, bringuebalants et grinçants, tellement poussifs que l’on peut monter et descendre en marche sans danger… voilà ce qu’il lui faut. Le vieux Mongy était de cette famille là.

Le tramway vert et blanc s’engage sur le grand boulevard. Des tunnels ont été creusés à certains carrefours et il a du mal à reconnaitre l’embranchement du Croisé-Laroche. Le supermarché de son enfance a disparu, remplacé par un autre, plus grand, plus coloré. Au Croisé, la ligne se scinde en deux. A gauche, Tourcoing . A droite, Roubaix. Comme autrefois.

Après quelques kilomètres, la ligne longe le Parc Barbieux, le « beau jardin » de sa mère. Il avait oublié ces immenses et superbes maisons tout autour. Petit il n’avait pas prêté attention à cette zone privilégiée. Il  ne faisait que passer.

Il a souvent entendu parler de Roubaix ces dernières années. Des images au journal télévisé, quelques colonnes dans les journaux. L’immigration, la montée de l’islamisme, la délinquance, le chômage. Le Musée de La Piscine aussi. Roubaix victime et Roubaix vitrine. Le tramway s’est arrêté devant l’usine-château. Il reconnait l’immense fabrique, avec donjon, pont-levis et créneaux, folie des grandeurs d’un chevalier d’industrie. A partir d’ici commence son Roubaix.

Il retrouve facilement la Grand’Rue, mais il est désorienté par les couleurs. Dans sa tête elle était en noir et blanc. La rue est longue comme une avenue. Il veut aller jusqu’au bout. Il aimerait savoir, comme les aborigènes, chanter le chemin.

Des types aux carrefours qui attendent ou qui vendent.
Le bâtiment d’importance de la Banque de France.
Le parfum exotique des épiceries asiatiques.
Les lofts chics des anciennes fabriques de fripes.
Le boulevard des Nations-Unies, Roubaix-New York, urban rock.
Pâtisseries orientales et boucheries halal, on est près du canal.
Les façades uniformes des petites rues monotones.
Encore quelques mètres, et c’est là qu’autrefois, les dimanches …