Archives pour la catégorie Témoignage

Jean-Luc Godard : « Pourquoi Sarajevo… parce que la Palestine »

godard malraux-002
En 2003, Jean-Luc Godard, détendu et souvent facétieux, avait installé son bureau au Centre culturel André Malraux, à Sarajevo, pendant le tournage de son film « Notre musique ».

Clap de fin pour Jean-Luc Godard, « l’enfant terrible du cinéma » pour reprendre un vieux cliché. J’avais eu la chance de passer un peu de temps avec lui en 2003, à Sarajevo. Avec son équipe, il s’était installé dans la capitale de la Bosnie-Herzégovine pour tourner « Notre musique », film porté à l’écran en 2004.

Pendant le siège de la ville (1992-1995) et plusieurs années après la guerre, Sarajevo a attiré des artistes, des écrivains, des intellectuels, venus du monde entier. Certains, peu nombreux, venaient surtout soigner leur image et leur communication, mais la plupart avaient besoin de voir la ville et voulaient témoigner leur solidarité avec les habitants. Godard est venu avec un projet : tourner à Sarajevo un film sur le devoir de mémoire, indispensable pour lutter contre la barbarie.

« Pourquoi Sarajevo… parce que la Palestine et que j’habite Tel Aviv. Je souhaite voir un endroit où une réconciliation semble possible…« . Une des répliques du film, qui fait mal au coeur aujourd’hui quand on voit à quel point Sarajevo et la Bosnie-Herzégovine ont du mal à sortir de l’après-guerre.

godard mostar-001
Avec Godard et Francis Bueb, directeur du Centre André Malraux (à gauche) sur le pont de Mostar en reconstruction.

Une des scènes du film se déroule dans l’amphithéâtre de l’Académie des Arts Scéniques de Sarajevo. J’ai assisté, totalement fasciné, au tournage de cette séquence au milieu des étudiants et des enseignants de cette école de cinéma. Seul sur l’estrade, Godard jouait son propre rôle et nous offrait une magistrale démonstration de la notion de champ-contrechamp. Il avait projeté sur grand écran deux photos prises en 1948. Sur l’une, on voyait des juifs heureux de débarquer sur une plage de la « terre promise ». L’autre image montrait des Palestiniens chassés vers la mer. Champ-contrechamp. Godard expliquait que, pour lui, la scène de l’arrivée en « terre promise » relevait de la fiction, alors que celle avec les Palestiniens appartenait au documentaire.

[Anecdote : j’ai failli jouer dans ce film. Un soir, après une discussion sur les Indiens d’Amérique et sur les Etats-Unis qui avaient phagocyté le terme « Américain », Godard m’a demandé si j’accepterais de figurer le rôle d’un attaché de l’ambassade de France dans une petite scène. A l’époque je travaillais effectivement à l’ambassade et Godard avait du se dire qu’avec mon costard j’avais le profil ! Mais j’ai du décliner car le jour du tournage je devais bêtement me rendre à Zagreb. C’est ainsi que ma brillante carrière de comédien s’est achevée avant même d’avoir commencé !]

notre musique

Je ne retrouverai pas l’Est

FJSC.jpg
Mai 1990 à Bucarest, avec un groupe d’ étudiants de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille, et des étudiants de la faculté de journalisme de Bucarest. Quelques mois auparavant, le bâtiment abritait encore l’Académie des cadres du parti communiste roumain.

Il y a trente ans exactement, en mai 1990, j’accompagnais à Bucarest un groupe d’étudiants de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille. Nous sommes restés deux semaines sur place, dans une Roumanie en plein chambardement post-Ceausescu. J’ai évoqué cet épisode dans un livre, Jours tranquilles à l’Est. Je ne savais pas, alors, que j’allais, juste après ce premier séjour, m’installer pour trois ans sur place et passer ensuite plusieurs années sur les routes, dans les cafés, dans les aéroports des pays d’Europe de l’Est, de la Bulgarie à la Pologne, de la Croatie à l’Azerbaidjan.

De toutes ces années, j’ai jusqu’ici gardé, entretenu même, une forme d’Ostalgie. Je ne suis pas le seul. Bien des habitants de ces pays regrettent les temps anciens, par certains aspects plus rassurants que le monde ouvert dans lequel ils ont basculé du jour au lendemain. Mais il y a aussi de nombreux expatriés qui, comme moi, ont vécu cette époque et qui y pensent encore avec émotion. Nous avions l’impression d’être des pionniers. Le Far-East nous ouvrait ses portes. Nous vivions des aventures extraordinaires. Nous pensions changer le monde.

La lecture ces jours-ci d’Est-Ouest, le magnifique album de Pierre Christin et Philippe Aymond, a provisoirement rallumé une petite flamme au fond de moi. Christin raconte ses voyages dans l’Ouest américain puis ses passages à l’Est. Il a vingt ans de plus que moi et je me rends compte que, par hasard, j’ai souvent marché sur ses traces.

Quelques années après la publication de Jours tranquilles à l’Est, mon livre Nema problema, comme elles disent a vu le jour, sorte d’hommage aux femmes de Sarajevo aux prises avec l’après-guerre. J’ai aussi éprouvé le besoin de poster régulièrement des petits billets et des photos sur les réseaux sociaux ou sur ce site. Les rues de Bucarest bloquées par la neige. L’ambiance d’un café dans la banlieue de Budapest. La fontaine de la place de Bascarsija à Sarajevo. Une façon de dire « j’y étais ».

Mais je n’y suis plus. Je ne suis pas allé « à l’Est » depuis bien longtemps. En tout cas, pas dans cet Est européen qui aura tant marqué mon existence. La dernière fois, c’était en 2009, à Berlin. C’était il y a trop longtemps pour garder un regard pertinent sur l’actualité, l’évolution, et surtout l’atmosphère de ces pays.

Il m’aura fallu plus de dix ans pour l’admettre, mais je sais aujourd’hui que je ne retrouverai pas l’Est.

En tout cas, pas l’Est que j’ai connu. Ce monde là a disparu. Il s’est dissout dans un implacable processus de normalisation (savez-vous qu’il existe un Comité européen de normalisation?). Fini l’enthousiasme des années 1990, finies les ambiances plus ou moins révolutionnaires, finie la découverte des richesses architecturales, littéraires, cinématographiques, de cette « autre Europe ». Finis les petits verres de tsuica, de palinka, de rakija, de loza, de slivovica, de vodka, sifflés cul-sec entre amis ou pour conclure une négociation. Mais tout n’est pas perdu. J’aurai notamment appris au cours de ces années-là que la vie est beaucoup faite d’incertitude.

Je ne sais pas si je retournerai sur place. Si tel devait être le cas, je sais que mon regard serait différent. J’ai tourné une page. J’ai emprunté d’autres chemins. Je suis passé à l’Est. J’en suis revenu. C’est tout.

La leçon de Benghazi

Avril 2012 – Le vol pour Tripoli au départ de Rome n’est vraiment pas complet. Une fois arrivés, pas le temps de s’aventurer dans la capitale libyenne. Un vol Buraq Airlines nous attend, direction Benghazi. Là, dans un hôtel du centre ville, nous sommes un petit groupe venu prêcher la bonne parole à des journalistes (ou peut-être sont-ils activistes, ou les deux à la fois). « Du journalisme de guerre au journalisme de paix ». C’est le thème du colloque. La guerre, on la sent encore toute proche. Sur la scène, entre deux interventions avec ou sans power point, des rapeurs libyens viennent nous dire leur façon de chanter.

Janvier 2020 – Benghazi est aujourd’hui le fief du maréchal Haftar qui contrôle l’est du pays. Que sont devenus nos rapeurs de 2012 ? Et les journalistes/activistes venus poliment nous écouter ? Le « journalisme de paix », si tant est qu’il existe, n’est en tout cas pas au rendez-vous. De la fragilité de la coopération internationale. Petite leçon d’humilité, pour qui veut bien l’accepter.

A noter : certains organismes, comme CFI, tentent malgré tout de maintenir le contact. Lire cet article : « Le journalisme de Libye… entre profession de crise et crise de la profession« 

Photos © Marc Capelle

Quelques jours avec Bernard Pivot

La Vijecnica, la Grande Bibliohèque de Sarajevo, détruite en 1992. Photo © Marc Capelle

Bernard Pivot a surpris tout le monde aujourd’hui en annonçant qu’à 84 ans, il quittait l’Académie Goncourt qu’il présidait depuis cinq ans. Il avait aussi fait grand bruit lorsqu’il avait annoncé la fin d’Apostrophes, puis celle de  Bouillon de Culture. Voilà un homme qui a l’élégance de savoir s’arrêter. Cessera t-il aussi de tweeter ? Nous verrons bien.

En 2001, j’ai eu la chance de passer quelques jours avec Bernard Pivot et son équipe, venus à Sarajevo pour enregistrer l’avant-dernier numéro de Bouillon de Culture. Bernard Pivot avait décidé d’enregistrer son émission dans les ruines de la Vijecnica, la grande bibliothèque de Sarajevo, détruite en 1992 par les obus des troupes de Ratko Mladic et toujours pas reconstruite à l’époque. Ce plateau très spécial devait réunir Enki Bilal, Hanifa Kapidzic, enseignante à l’Université de Sarajevo, Bernard-Henri Lévy, Jorge Semprun, Predrag Matvejevitch et Yves Michaud, philosophe. « J’ai pensé qu’il serait intéressant de réunir des intellectuels dans une ville symbolique, un lieu symbolique comme cette bibliothèque dévastée pendant la guerre, dans un acte dirigé contre la culture et contre la mémoire des peuples » expliquait Pivot.

Je me souviens d’un Bernard Pivot extrêmement simple et très curieux. Pendant que les équipes de France 2 préparaient le tournage en partenariat avec la télévision de Bosnie-Herzégovine, il faisait le tour de la ville pour en découvrir les moindres détails. Il voulait tout savoir, et surtout tout comprendre. Il demandait à ses interlocuteurs de lui expliquer l’histoire de la ville, de lui raconter la guerre et le siège. Il écoutait très attentivement, prenant parfois quelques notes. Le journaliste Pivot se montrait excellent pédagogue et, avant de s’adresser à son public, il avait besoin de maîtriser son sujet. Cela peut sembler aller de soi, mais combien de bêtises entend t-on ou lit-on chaque jour aujourd’hui dans les médias ? Pivot n’avait pas l’intention de consacrer toute l’émission à la ville de Sarajevo, mais il voulait connaître le contexte pour éviter toute erreur inexcusable. Et, évidemment, le sujet était complexe. Comprendre l’organisation territoriale et politique de la Bosnie-Herzégovine issue des accords de Dayton de 1995 n’était pas une mince affaire et bien des diplomates et journalistes y perdaient souvent leur latin.

A propos de latin, quelle langue parle t-on à Sarajevo ? Le bosniaque ? Non, on parle le bosnien (variante du serbo-croate de l’époque yougoslave). Le terme « bosniaque » désigne les Bosniens d’appartenance musulmane. L’ensemble des citoyens de Bosnie-Herzégovine sont des Bosniens et parlent donc le bosnien. Bernard Pivot avait envie et besoin de savoir ce genre de choses sur le bout des doigts et il mettait dans cet apprentissage toute l’application d’un écolier studieux. Son humilité était une belle leçon pour tout le monde.

Bon vivant, il voulait aussi découvrir les restaurants de la ville et les spécialités locales. Aussi nous allions déjeuner au « To be or not to be : no question », près de la mosquée de Gazi Husrev-bey, ou dîner chez Kibé, tout en haut d’une des collines qui dominent Sarajevo ou plus simplement déguster des bureks dans la vieille ville.

La veille de l’enregistrement (l’émission n’était pas diffusée en direct), il a fallu faire une répétition, en particulier pour régler les éclairages, la prise de son et le positionnement des caméras. Ce fut un vrai bonheur ! En l’absence de Bernard Pivot, nous étions six à jouer le rôle des vrais invités et nous avons ainsi enregistré un faux Bouillon de Culture. Sans gêne, je m’étais attribué le rôle d’Enki Bilal. Le débat fictif entre nous fut évidemment parfaitement ubuesque ! Dans la même journée, nous avons eu droit aussi à l’arrivée de BHL et ce fut beaucoup moins drôle. Alors que les autres invités était présents en ville depuis deux ou trois jours, il avait attendu la dernière minute pour nous rejoindre et, sitôt son jet privé posé sur le tarmac de l’aéroport, caméras et appareils photo l’ont poursuivi dans toute la ville pour des séances de pose plus ou moins improvisées.

Le jour de l’enregistrement, tout était évidemment prêt. Le public, quelque peu trié sur le volet, s’est installé sur les chaises disposées au cœur de la bibliothèque. Bernard Pivot, concentré et aimable, est arrivé avec ses invités. Près de deux heures plus tard, l’avant-dernier numéro de Bouillon de Culture était « dans la boîte ». Il ne nous restait plus qu’à rejoindre la réception offerte par l’ambassadeur de France, Bernard Bajolet.

Cette nuit-là, à Lima

Cette année-là, en 1978, le général Morales Bermudez dirigeait le Pérou. Le pays vivait sous la botte des militaires, même si Morales Bermudez n’était pas Pinochet. La dictature péruvienne n’était pas aussi épouvantable que sa voisine chilienne, mais il y avait quand même des uniformes partout, la censure était en vigueur et il ne fallait pas raconter n’importe quoi dans les bistrots. Aussi, alors que j’étais arrivé deux jours plus tôt dans la capitale péruvienne, Carol Dale, professeur à l’Université de Lima, se faisait du souci pour moi. Il était deux heures du matin et je n’étais pas rentré.

J’avais 20 ans et j’étais hébergé chez lui. Juste avant mon départ, un documentaliste de la faculté de Sciences Economique de l’Université de Lille m’avait donné son adresse et remis un paquet de journaux introuvables et surtout interdits au pays du général Morales. « Carol est un ami proche, m’avait-il expliqué. Je l’ai contacté. Tu peux loger chez lui. Il est parfaitement francophone ». Le Monde Diplomatique, Le Canard Enchaîné, Le Nouvel Observateur… Fier de moi, me prenant sans doute pour un résistant, j’avais transporté cette littérature subversive dans mon sac à dos et, à peine arrivé j’avais livré le colis révolutionnaire à ce jeune prof dont l’appartement était envahi de bouquins. Et donc, ce soir-là, je n’étais pas rentré. Une histoire idiote à vrai dire.

Très vite, j’avais voulu marcher au cœur de la ville, arpenter avec gourmandise ces rues inconnues et bruyantes. A l’époque – c’est peut-être encore vrai aujourd’hui, mais je n’en sais rien – le centre de Lima était affreux. On y trouvait les quartiers les plus mal famés, les maisons les plus déglinguées, les habitants les plus mal fagotés. Des gamines, des indiennes, proposaient aux passants de la chicha, cette boisson à base de maïs héritée des Incas. D’une voix traînante, elles annonçaient « Chicha blanca, chicha ! ». Parfois un type ou une femme s’arrêtait et, contre une petite pièce, lui achetait une tasse de ce breuvage à l’aspect farineux. L’air était pollué par les pots d’échappement des vieilles guimbardes qui crachaient une fumée malodorante. Parfois, dans un grondement sourd et inquiétant, un convoi de camions militaires remontait une avenue. Aux carrefours, des agents en uniforme vert gantés de blanc agitaient les bras et distribuaient les coups de sifflet.

J’étais fasciné. C’était mon premier vrai voyage. J’avais pris un vol Aero Peru au départ des Bahamas, avec escale à Guayaquil. Peu de temps avant de partir, j’avais lu La Ville et les Chiens, histoire de savoir un peu à quoi m’en tenir.

Ce fameux jour, j’avais donc erré en tous sens dans Lima. Après la découverte du quartier chic de Miraflores, je m’étais rendu à la gare routière afin d’acheter un billet pour Cuzco. De vieux bus bariolés aux pneus fatigués étaient parqués un peu au hasard. Les voyageurs qui en descendaient ou qui s’engouffraient à l’intérieur étaient essentiellement des commerçants et des paysans, certains accompagnés de poules ou de chèvres. Les touristes étaient assez peu nombreux. Un adolescent, debout sur le marchepied, vendait les tickets pendant que le chauffeur somnolait. Sur tous les tableaux de bord des magnétophones à cassettes diffusaient de la salsa.

En fin de journée, j’étais allé boire deux, trois cuba libre – peut-être plus – sur fond de musique forcément latino dans une pena. Mon espagnol très scolaire ne me permettait guère d’engager une véritable discussion avec les clients qui me semblaient être des habitués. Mais mon souvenir de cette soirée est un peu brumeux. Cette histoire ne date pas d’hier, plus de quarante ans. J’avais le tort, alors, de ne pas prendre de notes. J’ai aussi perdu les photos de ce voyage. Des diapositives, comme cela se faisait beaucoup dans les années 70. Ainsi, les seules images de Lima et du Pérou, sont celles qui restent dans ma tête et qui, peu à peu, s’estompent. Je sais qu’au bout de quelques heures je m’étais résolu à retourner chez Carol. Je suis incapable aujourd’hui de dire si c’était à pied ou en bus. Certainement pas en taxi. Mais arrivé au pied de l’immeuble, pas moyen de trouver la clé qu’il m’avait confiée. Il était plus de minuit et j’étais très gêné à l’idée de sonner et de le réveiller [Rappel pour les distraits : le téléphone portable n’existait pas à l’époque, et donc les textos non plus]. Aussi, après avoir réussi à grimper par dessus la grille qui entourait l’immeuble, je me suis blotti dans un coin et j’ai attendu. Je craignais un peu que quelqu’un m’aperçoive et me prenne pour un voleur. Cela doit prendre cher un voleur, dans une dictature… Vers 6 heures du matin, sans avoir pu trouver le sommeil, je me suis résolu à sonner. Au bout de quelques minutes, Carol est apparu dans le hall d’entrée, en jean et en tee-shirt. Il faisait une drôle de tête et je me demandais s’il allait m’engueuler.

« J’étais mort d’inquiétude, m’a t-il dit quelques instants plus tard autour d’une tasse de café. Je n’ai pas dormi de la nuit. Tu ne te rends pas compte ! Il pouvait t’être arrivé n’importe quoi… ». Il ne m’a pas précisé quelle forme aurait pu prendre le « n’importe quoi » et, plutôt morveux, je n’ai pas osé poser la question. Embarqué par une patrouille et jeté dans une cellule humide et obscure ? Agressé par une bande, dépouillé de mes papiers et de mes liasses de soles échangées deux jours plus tôt contre une poignée de dollars ? Ecrasé par un bus et transporté, à demi-mort, à l’hôpital le plus proche ?

Je devais quitter Lima le lendemain, ou peut-être le surlendemain. Je ne sais pas ce qu’est devenu Carol Dale. Quelques recherches sur Google ne m’ont apporté aucun élément. Etait-il d’ailleurs Péruvien ? Son nom à consonance américaine ou britannique ne m’avait pas particulièrement intrigué à l’époque. Après cette nuit un peu particulière, je savais que l’Amérique latine allait m’accompagner un moment. Outre Vargas Llosa, j’ai lu Garcia Marquez, Manuel Scorza, Alejo Carpentier, Julio Cortazar… A mon retour en France, je me suis intéressé de près aux réfugiés chiliens qui s’étaient installés dans la banlieue lilloise. J’avais envie de raconter leur parcours, leur combat contre la dictature. Le Chili n’était pas le seul pays du continent à vivre sous la terreur des militaires. Un jour, j’ai pu interviewer le pianiste argentin Miguel Angel Estrella. Emprisonné pendant quatre ans en Uruguay, il jouait dans sa cellule sur un clavier muet.

Cette nuit-là, à Lima, je pensais n’être qu’un jeune touriste. Avec le temps, j’ai compris que c’était sans doute un peu plus que cela.

Quand nous allions chez les Szymczak

Deux fois par an, nous allions rendre visite aux Szymczak à Dechy, dans le bassin minier. Pour des raisons qui demeurent obscures pour moi aujourd’hui, les Szymczak, dont le nom polonais me semblait exotique, étaient des amis de mes grands-parents paternels. Le père et le fils étaient mineurs. En ce temps-là, les années 60, les mines du Nord-Pas-de-Calais étaient encore en activité mais c’était un monde qui m’était totalement étranger. Je n’avais pas encore lu Germinal, Sorj Chalandon était bien trop jeune pour avoir déjà publié Le Jour d’Avant, le musée de la mine de Lewarde n’existait pas et, surtout, nous n’allions jamais dans le bassin minier. Sauf quelques rares dimanches donc, chez les Szymczak.

Pour l’enfant que j’étais, c’était une aventure. Nous habitions la banlieue lilloise et aller à Dechy, à une cinquantaine de kilomètres, c’était un saut dans l’inconnu. Si la route qui nous menait régulièrement vers la Mer du Nord m’était familière, les noms de Lens, Henin-Beaumont, Douai n’évoquaient rien de concret. Nous embarquions dans la voiture familiale et je guettais les terrils, impressionnantes montagnes noires, qui bientôt se dresseraient sur notre chemin.

Chez les Szymczak l’atmosphère était toujours joyeuse. Ils habitaient une petite maison avec un bout de jardin, parfaitement identique à celle des voisins et à toutes les autres maisons de la rue. C’est sans doute à cette époque que j’ai appris le mot « coron ». Cela ne me surprenait pas vraiment. Autour de Lille, bien des quartiers étaient plantés de modestes maisons de briques, toutes pareilles, parfois baptisées « Sam’ Suffit ».

Assis autour de la table de la cuisine, les adultes buvaient du café et les enfants se régalaient d’un gâteau au fromage blanc. Je pense que nous ne parlions jamais de la Pologne et encore moins de la mine. Les éclats de voix et les rires fusaient et je me souviens que ces gens que je ne connaissais pratiquement pas me conseillaient de bien travailler à l’école. De fait, chez eux et, tout autour, on sentait le poids du labeur, de l’effort et du destin. Leur vie était là, ils l’assumaient totalement, mais on devinait qu’ils espéraient pour leurs descendants une existence en dehors de la mine. Il me semble en tout cas qu’enfant je percevais confusément ce combat intérieur chez eux.

Aujourd’hui, le musée du Louvre-Lens accueille une exposition de photographies de Kasimir Zgorecki sur la vie des émigrés polonais dans le nord de la France et je pense aux Szymczak dont j’ai perdu toute trace. Le plus triste est certainement que, malgré quelques réalisations et la volonté politique de certains, le bassin minier reste, en 2019, aussi éloigné de Lille qui ne l’était dans les années 1960.

Mon père, le toubib et Mao

Tous les jours, un bref coup de sonnette vers 19 heures. Ma mère ouvrait la porte. «Ah ! Docteur ! » soufflait-elle invariablement. Il entrait sans attendre dans le salon, crinière en bataille, gros cartable de cuir sous le bras, et s’installait dans le fauteuil à côté de celui de mon père, qui avait passé là une bonne partie de sa journée, amorphe, silencieux, dépressif. Serge François, le médecin de la famille, venait ainsi lui rendre visite chaque soir au cours de sa tournée de malades.

Il a maintenu cette visite quotidienne pendant trois mois. Il n’était pas question de traitement, de médicaments. Le toubib venait uniquement pour écouter, pour parler et pour évaluer l’état de mon père. Il lui posait quelques questions banales auxquelles mon père répondait à peine. Puis, il s’adressait à nous, les enfants, et à ma mère. Il prenait tout son temps. Il nous racontait sa journée et nous parlait de la pluie et du beau temps.

C’est au cours de l’une de ces visites vespérales, que « le docteur François », comme nous l’appelions, m’a parlé de la Chine et de Mao. Nous étions dans les années 1970. La Chine fascinait ou effrayait. Lycéen à l’époque, j’étais persuadé que la Chine de Mao allait devenir beaucoup plus forte que l’URSS et je m’en réjouissais. Notre toubib voyait, lui aussi avec un certain émerveillement, ce pays de plusieurs centaines de millions d’habitants se réveiller et se mettre en marche. Il pensait aussi qu’il fallait étudier de près le fonctionnement de la médecine chinoise. Ce soir là, je l’avais écouté pendant plus d’heure. Il était porté par son sujet, enthousiaste. De temps en temps, mon père, levait un sourcil, comme pour nous signifier qu’il était avec nous. Puis, le docteur avait repris sa sacoche. Il était plus de 20 heures et sa tournée n’était pas terminée. « A demain » avait t-il lancé à ma mère. Je l’accompagnais jusqu’à sa grosse Citroën et le regardais partir. Il ne nous faisait pas payer ces visites du soir, un peu comme s’il passait en ami. Une bière ou un verre de vin lui suffisaient. Mon père est sorti de sa dépression quelques mois plus tard et a souvent répété que le toubib l’avait sauvé.

Le docteur Serge François est mort il y a une trentaine d’années. Une rue de la ville où nous vivions alors porte son nom. Ces temps-ci, souvent je pense à lui.

Diplomates et journalistes pris aux mots

riveneuve

J’ai eu la chance de me frotter quelques années au monde de la diplomatie tout court et à celui de la diplomatie culturelle en particulier. J’ai ainsi travaillé pour le ministère des Affaires étrangères à Bucarest (1990 – 1993), à Sarajevo (2000-2003) et à Paris (2003-2006). Par ailleurs, de 1993 à 2000 j’ai fréquenté assidument les ambassades de France dans bon nombre de pays, principalement en Europe de l’Est, en Asie ou en Afrique. De belles années au cours desquelles j’ai pu observer que diplomates et journalistes, non seulement se fréquentent souvent – ce que l’on devine généralement – mais ont aussi un rapport assez identique à l’écriture.

Je viens du monde de l’écriture dite journalistique. Ecrire court. Sujet, verbe, complément. Le soleil éclaire la Terre. Ecrire pour son lecteur, pas pour soi-même. Ne pas confondre littérature et rédaction d’un reportage…

Dès mes premiers pas au ministère des Affaires étrangères ou dans les services de quelques ambassades de France, j’ai compris que le verbe était au centre du jeu. Voilà qui m’allait bien, d’autant que la consigne, derrière les murs des ambassades, du quai d’Orsay ou ce qui s’appelait alors la Direction générale de la Coopération Internationale et du Développement, était aussi d’écrire court et, si possible, pas pour ne rien dire. 

De fait, les points communs entre le métier de journaliste et celui de diplomate sont assez nombreux. Tous deux doivent savoir être à l’écoute, rechercher des informations, les vérifier, les analyser avant de les transmettre. Au grand public pour l’un, à quelques initiés pour l’autre. Mais tous deux doivent manier les mots, les phrases pour atteindre leur but : capter l’attention, faire passer un message, aider à comprendre, convaincre. Ajoutons que tous les deux pensent avoir de l’influence. Tous deux pensent – à tort ou à raison – que leurs mots peuvent faire avancer les choses.

Ce sont peut-être ces similitudes qui expliquent que quelques journalistes deviennent diplomates (le mouvement inverse est beaucoup plus rare). Il y a sans doute aussi, chez les journalistes concernés, une envie de changer de milieu. Sortir du petit cercle des professionnels de l’information pour entrer dans un autre petit monde. Adieu la routine des salles de rédaction, adieu les papiers de 3500 signes, adieu les commentaires des lecteurs (puisque grâce au numérique les lecteurs peuvent commenter). Bonjour les confidences des réunions à huis clos, bonjour les documents « Confidentiel défense », bonjour les télégrammes diplomatiques, bonjour les négociations secrètes en faveur d’Areva ou pour tenter de libérer des otages. Sans compter les visites ministérielles, les réceptions du 14 Juillet et les escarmouches entre services français et américains. Ou russes, selon la saison.

Il y a quand même au moins un point qui différencie le diplomate du journaliste : la maîtrise des langues étrangères. Un journaliste maîtrise de plus en plus souvent une langue étrangère. Mais, deux, trois ou quatre langues, c’est rarissime. Or, la diplomatie cultive une sorte de vénération pour la pratique des langues étrangères. Un « grand » diplomate pratique nécessairement plusieurs langues, afin de pouvoir comprendre, sentir, ressentir, le pays dans lequel il est en poste. Alors qu’il était encore ambassadeur de France à Sarajevo (1999 – 2003), Bernard Bajolet (aujourd’hui patron de la DGSE), parlait déjà six ou sept langues et m’avait confié que ce sont les premières qui sont les plus difficiles à assimiler. Une simple question d’entrainement en quelque sorte. J’avais été impressionné par une rencontre, à Tirana, avec Patrick Chrismant, ambassadeur de France (1996-2001). Il pratiquait vingt-cinq langues ! Un matin je l’avais surpris, derrière ses grosses lunettes, les yeux fixés sur son écran d’ordinateur. Il était en train de traduire lui-même quelques extraits des journaux albanais du jour pour les besoins de la revue de presse à transmettre, comme chaque matin, à Paris. Il tenait à effectuer ce travail lui-même. C’était pour lui comme une gourmandise.

Cette image du diplomate lettré, cultivé, polyglotte – image entretenue au fil du temps par le Quai d’Orsay – est cependant en train de s’estomper. Ici, le diplomate rejoint le journaliste : il perd peu à peu de son mystère, sinon de son aura. Sa surface sociale rétrécit. On apprend que le diplomate doit apprendre à compter : l’Etat a du mal à boucler ses fins de mois, alors le train de vie des ambassadeurs est revu à la baisse. Par ailleurs, on insiste de plus en plus lourdement sur la diplomatie économique, la seule qui aurait une véritable utilité dans notre monde ouvert, libéral, globalisé. Pire encore : le public est invité à découvrir les diplomates lors de rencontres spécialement organisées. Le public ! Le vulgum pecus ! On comprend aisément que dans ces conditions, les soirées à la résidence de Son Excellence, où l’on papote aimablement autour du piano à queue, une coupe de champagne à la main, appartiendront peut-être bientôt au passé. Qu’on se le dise : le diplomate moderne est un homme d’affaires, le diplomate du XXIème siècle n’est plus un écrivain : il tweete (Gérard Araud, ambassadeur de France à Washington, s’est taillé une belle réputation sur ce plan). Petit à petit, sous les coups de boutoir de la transformation numérique et de l’irruption du citoyen sur tous les sujets, les diplomates comme les journalistes sont en train de devenir « normaux ».

Finie l’époque où l’on admirait certains diplomates ou certains journalistes parce qu’ils étaient aussi (ou surtout ?) de grands écrivains. Paul Morand, Ivo Andric, Joseph Kessel, Jean Lacouture, Lucien Bodard, pour ne citer que quelques noms, auront décrit comme personne leur époque, les gens qu’ils côtoyaient, les pays qu’ils traversaient. Diplomates ou journalistes, ils auront restitué dans leurs écrits les points saillants d’une civilisation, d’un moment de l’Histoire. Ils auront créé du sens.

L’époque est à l’immédiateté. Happés par la nécessité de faire vite, encore plus vite, et conditionnés par le règne de l’image, les diplomates comme les journalistes d’aujourd’hui, sont peut-être moins amoureux des mots que leurs aînés. Mais l’exigence d’une écriture maîtrisée demeure. Les diplomates, comme les journalistes, ne sont pas ou ne sont plus des poètes (même si certains cumulent les talents… ou le pensent). Que de temps à autre le pouvoir se pique de nommer ambassadeur tel ou tel écrivain, ne doit pas masquer la réalité. Dans un monde complexe et souvent instable, on demande clairement aux diplomates (pas seulement aux ambassadeurs) comme aux journalistes d’agir en professionnels, notamment dans l’usage qu’ils font des mots.

Marc Capelle

(Texte paru dans la revue « Riveneuve Continents », numéro 23, été 2017, dont le sujet était « Lettres et diplomatie »)

Comment j’ai raté les premiers pas de l’homme sur la Lune

 

Le cinquantième anniversaire des premiers pas de Neil Armstrong sur la Lune approche. C’était le 20 juillet 1969. J’avais presque onze ans, et j’ai raté l’événement. Plus exactement, je n’ai pas eu le droit d’y assister. Ce « petit pas pour l’homme » et « grand pas pour l’humanité », pour reprendre la formule d’Armstrong, avait été franchi vers 2 heures du matin et mes parents ne m’avaient pas autorisé à veiller pour assister à ce moment historique. Il est un peu tard pour leur en vouloir et je n’étais, après tout, pas le seul enfant dans ce cas.

Il faut dire qu’à l’époque, la télévision, les écrans, l’actualité n’encombraient pas autant nos vies qu’aujourd’hui. Rappelons qu’il n’y avait, en France, qu’une chaîne de télé et elle diffusait des programmes en noir et blanc. Pas d’information en continu et évidemment pas de tablettes et autres écrans mobiles. Aussi, dans bien des familles, rester scotché devant le poste, a fortiori la nuit, n’allait pas de soi.

Il est pourtant évident que la conquête de la Lune allait occuper les esprits – et notamment ceux des plus jeunes – pendant bien des années. Gamins, nous nous déguisions en astronautes, les maquettes des fusées Apollo avaient fait leur entrée dans le top 5 des cadeaux de Noël ou d’anniversaire, j’avais un Neil Armstrong et un Edwin Aldrin en caoutchouc et en miniature que je faisais bondir et rebondir dans la maison en essayant de reproduire la lenteur et la magie des déplacements dans l’espace.

Même si j’ai malheureusement raté le direct de l’alunissage et des premiers pas sur la Lune, j’ai bien sûr vu et revu plusieurs fois ces images le lendemain, puis les jours et les semaines qui ont suivi. Aujourd’hui, j’en garde le souvenir d’un exploit extraordinaire, et aussi l’impression d’une Amérique – les Etats-Unis – toute puissante. Cela tombe bien puisque cela faisait partie des buts recherchés par l’Oncle Sam. Je ne me rendais pas encore compte qu’au même moment, de l’autre côté de la planète, l’Oncle Hô était en train de lui donner du fil à retordre, mais c’était sans doute une autre histoire…

ESJ Lille : Momo, l’homme du passé composé

L’Ecole supérieure de journalisme de Lille fête ces jours-ci ses 90 ans. Alors je pense à Momo.

Pour les étrangers à la sphère « esjienne » il faut expliquer que, bien avant les 140 caractères des tweets, Momo a appris à des générations de futurs journalistes à faire des phrases courtes. Sujet, verbe, complément. « Le soleil éclaire la Terre ». Momo a aussi inventé Facebook. Il a en effet écrit des livres dont il a financé l’édition et la diffusion en lançant une souscription. Ses anciens élèves ont tous reçu des courriers leur expliquant sans rire pourquoi il fallait absolument pré-commander le dernier ouvrage du Maître. Les livres étaient imprimés à un millier d’exemplaires environ et Momo affirmait alors connaitre personnellement tous ses lecteurs. C’était, et cela reste, son réseau social, son Facebook. Il a même inventé le financement participatif que jamais il n’accepterait d’appeler crowdfunding.

Momo – Maurice Deleforge à l’état-civil –  professeur de français, a été directeur des études de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille pendant trente-quatre ans. Pour nous, ses anciens élèves, il est définitivement Momo. J’ai aussi travaillé sous sa houlette à l’époque où j’étais responsable des enseignements de presse écrite de l’ESJ Lille, de 1988 à 1990. Avec un ami et collègue, Bruno Lenormant, j’avais introduit les premiers ordinateurs dans la vénérable institution lilloise. Le soleil éclaire la Terre. Le Macintosh facilite l’édition. A l’époque, Momo n’était pas contre, pas spécialement pour non plus. Lui, son truc, ce sont les mots, les phrases, les accords du participe passé, c’est « donner à voir et donner à entendre ». Quand il était content d’une copie il demandait à son auteur de la lire à haute voix et disait « je biche ! ». Lire la suite