Jean-Luc Godard : « Pourquoi Sarajevo… parce que la Palestine »

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En 2003, Jean-Luc Godard, détendu et souvent facétieux, avait installé son bureau au Centre culturel André Malraux, à Sarajevo, pendant le tournage de son film « Notre musique ».

Clap de fin pour Jean-Luc Godard, « l’enfant terrible du cinéma » pour reprendre un vieux cliché. J’avais eu la chance de passer un peu de temps avec lui en 2003, à Sarajevo. Avec son équipe, il s’était installé dans la capitale de la Bosnie-Herzégovine pour tourner « Notre musique », film porté à l’écran en 2004.

Pendant le siège de la ville (1992-1995) et plusieurs années après la guerre, Sarajevo a attiré des artistes, des écrivains, des intellectuels, venus du monde entier. Certains, peu nombreux, venaient surtout soigner leur image et leur communication, mais la plupart avaient besoin de voir la ville et voulaient témoigner leur solidarité avec les habitants. Godard est venu avec un projet : tourner à Sarajevo un film sur le devoir de mémoire, indispensable pour lutter contre la barbarie.

« Pourquoi Sarajevo… parce que la Palestine et que j’habite Tel Aviv. Je souhaite voir un endroit où une réconciliation semble possible…« . Une des répliques du film, qui fait mal au coeur aujourd’hui quand on voit à quel point Sarajevo et la Bosnie-Herzégovine ont du mal à sortir de l’après-guerre.

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Avec Godard et Francis Bueb, directeur du Centre André Malraux (à gauche) sur le pont de Mostar en reconstruction.

Une des scènes du film se déroule dans l’amphithéâtre de l’Académie des Arts Scéniques de Sarajevo. J’ai assisté, totalement fasciné, au tournage de cette séquence au milieu des étudiants et des enseignants de cette école de cinéma. Seul sur l’estrade, Godard jouait son propre rôle et nous offrait une magistrale démonstration de la notion de champ-contrechamp. Il avait projeté sur grand écran deux photos prises en 1948. Sur l’une, on voyait des juifs heureux de débarquer sur une plage de la « terre promise ». L’autre image montrait des Palestiniens chassés vers la mer. Champ-contrechamp. Godard expliquait que, pour lui, la scène de l’arrivée en « terre promise » relevait de la fiction, alors que celle avec les Palestiniens appartenait au documentaire.

[Anecdote : j’ai failli jouer dans ce film. Un soir, après une discussion sur les Indiens d’Amérique et sur les Etats-Unis qui avaient phagocyté le terme « Américain », Godard m’a demandé si j’accepterais de figurer le rôle d’un attaché de l’ambassade de France dans une petite scène. A l’époque je travaillais effectivement à l’ambassade et Godard avait du se dire qu’avec mon costard j’avais le profil ! Mais j’ai du décliner car le jour du tournage je devais bêtement me rendre à Zagreb. C’est ainsi que ma brillante carrière de comédien s’est achevée avant même d’avoir commencé !]

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L’inconnu de Jurmala (dernier jour)

A Jurmala il descend du train à la station Majori et se dirige vers la rue indiquée hier par Janis. L’animation de la station balnéaire, l’aisance affichée par certaines familles (russes mais pas seulement), le surprennent.

Puis, soudain, il le voit. Incroyable hasard. Ou alors ? Il est installé à une terrasse devant un journal et un café, en compagnie de trois types de son âge. Le vieux Paul. Palvis désormais. Les cheveux longs et blancs, une veste de treillis hors d’âge et un jean usé lui aussi. Leurs regards se croisent et il comprend tout de suite qu’il l’a reconnu. Il sait alors qu’il n’ira pas vers Paul. « Je ne te connais pas. Dégage ! ». C’est exactement le cri que lui lancent les yeux de son ancien ami.

Il lui faut quelques secondes pour encaisser le choc de ce rejet muet, mais il continue son chemin et se retrouve sans difficulté devant la maison de Paul. Jamais il ne l’appellera Palvis. Une belle demeure en bois dans une petite rue, un jardin bien entretenu avec un coin potager. De son sac à dos, il extirpe une boite à chaussures soigneusement enveloppée dans du papier kraft. A l’intérieur, une centaine de photos de Sofia. Paul a une fille de quarante deux ans qu’il n’a pas vue depuis plus de trente ans, depuis qu’il est parti pour Riga et qu’il a tiré un trait sur sa vie d’avant. Sofia a longtemps tenté de retrouver son père. Un jour, elle a mis la main sur un vieux carnet où étaient consignés quelques noms. C’est comme cela qu’il a fait la connaissance de Sofia. Elle lui a confié cette boite de photos à remettre à Paul. Il y a sans doute une lettre aussi à l’intérieur. Après avoir jeté un oeil autour de lui, il dépose doucement le paquet devant la porte. Demain, il prend le vol Air Baltic pour Paris.

(Fin).

Si vous avez manqué le début :

« L’inconnu de Jurmala (premier jour)« 

« L’inconnu de Jurmala (deuxième jour)« 

« L’inconnu de Jurmala (troisième jour)« 

L’inconnu de Jurmala (troisième jour)

Janis a reporté à ce matin très tôt leur rendez-vous sur l’île de Kipsala. Il l’attendait devant l’une des vieilles et magnifiques maisons en bois que l’on trouve plutôt de ce côté de la Daugava que sur l’autre rive. Janis avait un peu forci mais pas vraiment vieilli. Après plusieurs années dans la sécurité privée, il venait de se retirer des affaires et tentait, difficilement, de mener une vie tranquille. Il lui a proposé de marcher le long du fleuve. La meilleure façon de discuter tranquillement et discrètement.

Ce que Janis lui a raconté à propos de Paul ne manque certes pas de sel, mais il a eu bien du mal à se montrer très surpris. D’abord il ne fallait plus parler de Paul mais de Pavils. C’est aujourd’hui un homme de près de quatre-vingts ans qui a réussi à se construire une nouvelle identité et une vie tellement effacée que personne ou presque ne le connait. Deux ou trois fois par an, Janis lui rend visite à Jurmala et jamais les deux hommes n’évoquent les années d’autrefois. C’est simple, Paul, l’ancien légionnaire, le guerrier, n’existe plus. Sa parfaite connaissance du letton est venue compléter son ancienne maîtrise du russe. Pavils ne boit pas une goutte d’alcool et cultive avec application des légumes qu’il distribue à des voisins persuadés qu’il est né à Jelgava et qu’après quelques années d’exil en France, il est revenu au pays dans le courant des années 1990. On ne lui connait aucune femme. Pavils est un papy solitaire et bougon.

Paul est décidément un sacré dissimulateur, se dit-il après avoir écouté Janis. Demain, c’est clair, il prendra le train qui relie Riga à Jurmala. Même s’il risque d’être énervé par le spectacle dont on parle en ville, des Russes fuyant Poutine, mais qui ne peuvent s’empêcher d’étaler leurs richesses sur la côte.

(A suivre)

Si vous avez manqué le début :

« L’inconnu de Jurmala (premier jour)« 

« L’inconnu de Jurmala (deuxième jour)« 

L’inconnu de Jurmala (deuxième jour)

Il n’a pas vu Paul depuis trente ans. Trente et un exactement. Depuis 1991, l’année où Paul a décidé de partir à Riga. Il voulait donner un coup de main aux Lettons en pleine bataille pour retrouver leur indépendance.

A partir de cette année là Paul a coupé les ponts avec tout le monde. Abrité derrière ses nouveaux amis, il s’est fait oublier. On savait seulement qu’après quelques années à Riga, il s’était installé à Jurmala, la station balnéaire toute proche.

Il a appris tout cela grâce à Janis, un ami letton avec lequel il a bourlingué autrefois en Hongrie. Ils sont restés en contact depuis cette époque un peu mouvementée. Janis est entretemps devenu un bon camarade de Paul, « ce vieux fou », comme il dit. Janis lui a fixé rendez-vous cet après-midi à Kipsala, la petite île sur la Daugava. « Je te raconterai. Tu ne vas pas être déçu » a t-il prévenu.

En attendant d’en savoir plus il va faire un tour sur Alberta Iela, cette rue où les façades de style art nouveau éblouissent les quelques touristes de passage. Il apprend ainsi que Mikhaïl Einsenstein, le père du cinéaste, est l’un des principaux architectes qui ont fait de Riga un des écrins du « Jugenstil » en Europe.

(A suivre)

Si vous l’avez manqué : voir « L’inconnu de Jurmala (premier jour)« 

L’inconnu de Jurmala (premier jour)

L’atterrissage un peu brutal du vol Air Baltic BT692 l’a réveillé et il lui faut quelques secondes avant de réaliser qu’il vient de se poser à Riga. C’est la première fois. Après Bucarest, on l’a expédié à Maputo (voir « L’inconnu du Palais Elisabeta »), mais très vite il s’est arrangé pour retrouver l’air de l’Est. Tbilissi, Bakou, Skopje, Pristina, Belgrade… Les missions se sont enchaînées, brièvement interrompues, en 2002, par quelques mois de purgatoire parisien pendant lesquels il a fait mine de s’intéresser au fonctionnement de la direction générale. Malgré la guerre en Ukraine qui secoue l’actualité depuis six mois, il n’est pas parti pour Kyiv. Mais quand il a appris qu’une mission de quelques jours en Lettonie était planifiée, il s’est immédiatement porté volontaire. L’occasion était trop belle. Le vieux Paul a t-il beaucoup changé ? A quoi ressemble sa planque à Jurmala ? Et Kaliningrad et Saint-Petersbourg, si proches ! Peut-être un soupçon d’imprévu au programme ?

Après quinze minutes de taxi, il arrive à l’hôtel prévu, sur Elizabetes Iela. Il tend un passeport à l’employée de la réception. Aujourd’hui, il s’appelle Vincent Aguerre, né le 18 juillet 1973 à Sainte-Engrâce.

L’ambassade de France est à deux pas, sur le boulevard Raina. Il choisit de se débarrasser sans tarder de sa corvée. Un pli confidentiel à remettre en mains propres à l’ambassadrice. Ensuite, il s’accordera un temps de flânerie dans la vieille ville avant de préparer la suite. Paul n’est pas informé de sa visite. Ce n’est sans doute pas plus mal.

(à suivre).

Aéroport de Vienne, antichambre de l’Est

Je suis arrivé cet après-midi à Sofia par un vol Balkans Airlines en provenance de Vienne. Le “duty-free” de l’aéroport de Vienne. Un monde à part. Une quinzaine de magasins et toutes les merveilles du monde occidental. Hommes d’affaires entre deux avions, cocottes parfumées entre deux affaires. Tout est mortellement propre. Direction le terminal B. Soudain, tout bascule. Passé le point de contrôle des bagages à main, l’humanité n’est plus la même. Les avions, ici, partent pour Tirana, Istanbul, Sofia… Les hommes d’affaires ont des allures d’hommes de main. Un vieux bonhomme à barbe blanche arbore ses médailles militaires bien haut sur la poitrine. Des femmes portent les foulards décorés de fleurs aux couleurs vives que l’on voit partout dans “l’autre Europe”.

Personne de ce côté-ci de l’aéroport n’a l’air gai. L’aéroport de Vienne est un poste-frontière. Personne ici n’utilise les cabines téléphoniques “à carte de crédit”. Ceux qui ont quelqu’un à appeler fouillent dans leurs poches pour en extirper les derniers schillings. Puis ils parlent dans des langues de l’autre monde.

Sofia, le 7 mars 1996

(Extrait de « Jours tranquilles à l’Est », Editions Riveneuve, 2013)

« Monsieur, je veux être reporter de guerre »

C’était il y a quelques années, lors d’une journée consacrée aux métiers du journalisme. Il était accompagné de son père. Un gamin de quinze ans. Installé en face de moi, la tête rentrée dans les épaules, il m’a soufflé « Je veux être reporter de guerre ». J’ai croisé le regard du père, assis à ses côtés. Le bonhomme affichait un air qui disait « Je n’y peux rien, c’est comme ça ». Pendant quelques minutes, j’ai essayé de savoir ce que cet ado connaissait du journalisme en général et du reportage de guerre en particulier. Peu ou pas de réponses à mes questions. Je lui ai expliqué qu’il avait de toutes façons encore le temps de réfléchir et de s’informer sur ce qu’était ce métier. J’ai bien sûr fait remarquer que dans « reporter de guerre » il y avait d’abord « reporter ». Aller sur le terrain, observer, écouter, et ensuite raconter la scène, les événements dont on a été témoin. Je lui ai dit aussi que cela s’apprenait et que vouloir exercer comme « reporter de guerre » demandait une bonne pratique du journalisme, une bonne connaissance de l’actualité internationale, un certain courage aussi.

Le gosse ne m’écoutait pas vraiment. Il hochait un peu la tête et ne me relançait pas. Je n’avais pas envie de lui dire qu’il valait mieux ne pas être une tête brûlée pour faire du reportage de guerre. Avait-il envie, besoin, de changer de vie, de relever des défis ? Avait-il quelque chose à prouver ? Il est reparti, le dos un peu vouté. Son père a dit «Au revoir, monsieur, merci ».

Je repense souvent à cette séquence. J’ai beaucoup de respect pour les reporters de guerre, mais je tique lorsqu’ils se présentent, ou s’affichent, comme tels. Bien des journalistes font du reportage de guerre sans éprouver le besoin de montrer leurs muscles et cela me paraît bien préférable. Les reporters de guerre prennent des risques, c’est une évidence. Certain(e)s y laissent leur peau, c’est vrai aussi. Il y aurait beaucoup à dire sur les conditions dans lesquelles ils doivent parfois exercer leur métier, mais retenons qu’ils sont utiles, nécessaires, pour nous permettre de savoir ce qui se passe au cœur des conflits qui déchirent le monde. Cela dit, c’est vrai aussi d’un journaliste qui enquête sur les dérives des maisons de retraite.

L’idée que dans la tête d’un gamin de quinze ans « reporter de guerre » soit un métier qui fasse rêver est assez perturbante. Autrefois, on voulait être astronaute, pilote de chasse ou éventuellement présentateur du journal télévisé. Aujourd’hui, l’actualité est souvent un spectacle et les guerres sur écran peuvent fasciner de jeunes esprits en quête d’identité. Ceux-là ne veulent plus être simplement reporters. Pas non plus grands reporters (encore une notion qui prête à confusion). Ils veulent être reporters de guerre. Comme à la télé…

Roubaix, 1943 – A la recherche de Ma’ Clinquart

Calée sur son fauteuil sous la verrière, face au jardin, la vieille dame entreprend de me raconter une histoire. Une histoire vécue par elle pendant la Seconde guerre mondiale.

« En 1943, j’avais douze ans. J’habitais Roubaix avec ma mère, mon frère et ma soeur. Depuis plusieurs années toute la famille était très liée à Ma’Clinquart, comme on l’appelait. Madame Clinquart était pour moi comme une deuxième grand-mère. Davantage même : j’étais bien plus attachée à Ma’Clinquart qu’à ma propre grand-mère, Mélanie, qui habitait Bruxelles.

Ma’Clinquart habitait à deux pas de chez nous mais partait de temps en temps pour la Belgique, vers Wevelgem, où elle possèdait une petite maison et où vivait sa soeur, religieuse et supérieure d’un couvent ».

De temps en temps, la dame aux cheveux blancs pioche une cerise dans un joli saladier de porcelaine et poursuit son récit.

« Or, en cette année 1943, depuis plusieurs jours, moi et ma mère, Blanche, nous étions inquiètes car nous n’avons aucune nouvelle de Ma’Clinquart partie depuis plusieurs semaines pour la Belgique. La guerre rendait les communications difficiles, tu comprends… Pas de téléphone, pas de courrier. 

« Aussi, une nuit, je me suis levée à 5 h du matin et sans bruit je suis descendue à la cuisine. Je me suis habillée en hâte et j’ai laissé un mot sur la table. « Je suis partie à la recherche de Ma’Clinquart ».

« J’étais mal chaussée mais très décidée. J’ai pris un bus qui m’a amenée jusqu’à Halluin puis de l’autre côté de la frontière. J’étais déjà allée quelquefois à Wevelgem et je connaissais le chemin. Une fois en Belgique, je savais qu’il fallait marcher. Longtemps. J’ai longé pendant plusieurs kilomètres une petite route bordée par un fossé, un watergang comme on dit dans les Flandres. Il était environ 10 heures du matin lorsqu’un paysan m’a aperçue et s’est mis à me parler en flamand. J’ai fait signe que je ne comprenais pas. Alors il m’a demandé en français ce que je faisais là. Je lui ai expliqué que j’étais partie à la recherche de ma nounou et que je devais aller jusqu’à Wevelgem. Le paysan m’a alors recommandé de me cacher car il venait de voir une patrouille de soldats allemands qui arrivait et une fille seule n’avait rien à faire là. Je me suis alors cachée dans le fossé et j’ai attendu le passage de la patrouille. Une fois le danger éloigné j’ai repris ma marche. Mes pieds me faisaient horriblement mal.

« En fin de journée, je suis arrivée à Wevelgem. C’était le couvre-feu et Ma’Clinquart n’était pas dans sa maison, sur la place du village. Une voisine qui me connaissait m’a vue par la fenêtre et m’a demandé ce que je faisais là. « Je cherche Ma’Clinquart ». « Elle est au couvent, avec sa soeur » a fait la voisine tout en me faisant entrer pour m’éviter d’être repérée en plein couvre-feu. J’étais épuisée et mes pieds étaient ensanglantés. En passant par les jardins derrière les maisons du village, la voisine m’a amenée jusqu’au couvent. On a fait appeler Ma’Clinquart, qui a été fort surprise en me découvrant. Elle a décidé de m’emmener dans sa petite maison. Bien lui en a pris car dans la nuit le couvent a été bombardé… Ma’Clinquart a soigné autant que faire se pouvait mes pieds et décidé que j’allais dormir sur place »

« Le lendemain, Ma’Clinquart a contacté quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui connaissait un officier allemand dans le secteur et elle a obtenu un laisser-passer qui allait permettre à l’un de ses amis de me reconduire en voiture jusqu’en France. Dans le même temps, Ma’Clinquart avait réussi à faire passer un message  au bureau où travaillait Blanche, ma maman. « Marcella est avec moi. Elle rentre bientôt ».

Marcella était ma tante, la sœur de ma mère. Elle n’est plus là aujourd’hui. Elle m’a raconté cette histoire au cours de l’été 2013. Une histoire toute simple, mais qui donne quand même à réfléchir quand on sait qu’elle a été vécue par une enfant de douze ans. Souvent je pense à sa vie, et à celle de sa sœur, son frère et sa mère, pendant ces années de guerre et d’occupation. Au fil des ans, j’ai rencontré de nombreux adultes qui m’ont raconté leur enfance plongée dans la guerre, en Bosnie, en Allemagne, au Vietnam… De fait, sans même parler de ce que nous voyons chaque jour sur nos écrans, nos vies sont traversées par les guerres. Parfois nous les avons vécues, plus souvent nos aïeux, des amis, des témoins, des victimes, nous en ont transmis la mémoire.

Passer sous les radars

Apprendre à disparaître. Ou au moins à se faire discret. S’efforcer de passer sous les radars. La tranquillité est sans doute à ce prix, la sécurité peut-être aussi. Le sujet n’est pas nouveau, mais régulièrement, comme beaucoup, je tourne autour sans prendre de véritable décision. La première concerne l’usage que l’on fait du téléphone ou plutôt du smartphone, ce machin qui nous suit partout et à cause duquel tout le monde nous suit.

« Les hommes du XXIe siècle se divisent en trois catégories : ceux qui ont un IPhone, ceux qui ont un autre téléphone et ceux qui n’ont pas de téléphone du tout » (Chang Kuo-li, Le sniper, son wok et son fusil). J’appartiens à la première catégorie et je préfèrerais rejoindre la troisième. Plus nous avançons vers une société du traçage, plus nous glissons vers une société moins démocratique, plus je suis convaincu de la nécessité de ne pas trop s’exposer. Voir de ne pas s’exposer du tout.

Oui, mais…

Je suis devenu, comme vous probablement, terriblement dépendant des outils numériques. Mes billets de train, mon compte en banque, ma messagerie, mon agenda, mon appareil photo… une bonne partie de mon quotidien est accessible directement depuis mon smartphone.

Inutile d’être excessif, me direz-vous ! On peut fort bien posséder un de ces appareils, mais il faut en faire un usage modéré, et désactiver toutes les options qui permettent d’être suivi, repéré, identifié rapidement.

Or, qui dit usage modéré, dit suppression des réseaux sociaux sur le smartphone et, idéalement, les expulser aussi de l’ordinateur. Sur ce point, il ne faut pas tergiverser. Le coup du « on peut très bien être sur Facebook, sur Twitter, sur Instagram, mais sans y passer trois, quatre heures par jour ! » est une plaisanterie. Tout le monde a essayé, au moins une fois, de lever le pied. Qui a réussi ? En tout cas, pas moi. Si on veut marcher à l’ombre, il faut quitter ces terrains minés, même si ce n’est pas facile lorsque depuis dix ans, ou plus, on s’y aventure quotidiennement. Mais j’y pense de plus en plus sérieusement.

Je vois à peu près dans quelle direction il me faudrait aller. J’ai un modeste blog. Je pourrais sans doute le conserver. Une sorte de compromis : ne plus être là, mais être encore un peu là quand même. Mais je ne devrais plus compter sur les réseaux sociaux pour y publier mes derniers articles. La perte d’audience serait réelle mais je ne tomberais pas de très haut. Plus gênant sans doute : ne plus utiliser les réseaux sociaux pour relayer la parution et l’actualité de mes livres. Mais, à part celui qui est en cours d’écriture, vais-en publier d’autres ? Rien n’est moins sûr. Bref, me libérer des réseaux sociaux est un objectif qui semble être à ma portée. Et ce jour là, je pourrai jeter mon Iphone et me contenter d’un Nokia 3310.

Pas de paroles, des actes, me direz-vous peut-être aussi… C’est vrai. Mais disons que si, un jour, vous ne me voyez plus, ou presque plus, vous saurez pourquoi.

Retour vers le papier

Vient toujours ce moment où l’on pense un peu à l’éternité. Ou, au moins, à la durée.

Hier, je suis tombé une fois de plus sur l’un de ces articles qui, régulièrement, nous mettent en garde sur la fragilité des supports numériques pour archiver des photos. « Vos photos numériques risquent un jour de disparaître… Comment s’assurer que les futures générations pourront les voir ? ». Ma fille a neuf ans. A t-elle une chance de voir, lorsqu’elle sera adulte, les photos que je prends aujourd’hui et que je stocke sur Dropbox et sur deux ordinateurs ? Dans vingt ans, peut-être. Dans quarante ans, c’est déjà plus difficile et dans plus longtemps encore, mieux vaut ne pas y penser. Pour les d’explications techniques, je vous renvoie vers l’article du Monde. Pour l’essentiel, je retiens que le support le plus fiable (mais le plus coûteux) reste le papier.

Je m’en doutais un peu à vrai dire, mais jusqu’à récemment je naviguais sur l’océan du numérique avec une certaine insouciance. Je me sentais à l’aise dans les eaux troubles ou turquoises (selon les jours) d’internet. Je pensais même être un marin plutôt aguerri.

Pourtant, si l’on pense à la pérennité de ce que l’on publie en ligne, que ce soit des textes, des sons ou des images, on finit par admettre que tout cela est bien fragile. Si on ne vise que l’instant présent on ne craint sans doute rien. Mais qui ne se soucie pas, au moins un peu, de sa postérité ?

Aujourd’hui, je publie régulièrement sur Facebook, Twitter, Instagram et sur ce modeste blog. Mais que deviendront ces supports dans dix ans, dans trente ans ? Je n’en sais absolument rien. Je peux espérer que mes contenus ne disparaitront pas complétement et seront récupérés par les successeurs des réseaux actuels. Mais je n’en ai aucune certitude. De même, mon ordinateur finira, comme le précédent, par me lacher et je le remplacerai. Mais, un jour, de nouveaux outils remplaceront certainement nos machines. De nouveaux formats apparaîtront et seront peut-être incompatibles avec les .doc, .odt, PDF, JPEG, et autres TIFF.

Le numérique n’est pas fait pour l’éternité. Voilà tout.

Sans le dire, un peu honteux, j’ai commencé à commander des tirages photos que je conserve dans des enveloppes, à l’abri de la lumière. Je réalise de temps en temps quelques albums photos que j’installe dans un coin de la bibliothèque. Je suis heureux aussi que les quelques livres que j’ai écrit jusqu’à présent aient été édités en version papier.

Un adolescent, un jeune adulte, sourira sans doute à la lecture de ces lignes. La transmission est une préoccupation de senior. Mais la place qu’occupe aujourd’hui le numérique dans nos vies interroge quand même. Il est facile de publier et de partager. Mais il n’est pas si simple de conserver. Sommes-nous entrés dans une société de l’éphémère ?