Une fois encore le débat sur le port du voile agite beaucoup de monde en France. Un élu du Rassemblement national a reproché à une femme de porter le hijab alors qu’elle accompagnait un groupe d’enfants au conseil régional de Bourgogne-France-Comté. En l’occurrence, cette femme était parfaitement dans son droit. Mais ce seul fait a généré des dizaines de sujets dans les médias, sans compter les milliers de commentaires souvent haineux sur les réseaux sociaux.
Je ne vais pas, à mon tour, alimenter ce débat et propose plutôt de faire un pas de côté. Dans Nema problema, comme elles disent (Fauves Editions, 2017) j’évoque le comportement d’un Français qui, à Sarajevo, n’aimait pas les femmes voilées. Histoire véridique, même si elle est teintée de fiction, comme tout le livre d’ailleurs.
Rappel du contexte pour ceux qui ne l’auraient pas lu : Sarajevo au début des années 2000. Les accords de Dayton, signés en novembre 1995, ont mis fin aux combats interethniques et organisé l’après-guerre. La « communauté internationale » a pris le contrôle de la ville, comme de toute la Bosnie-Herzégovine.
Voici donc le passage en question.
« Il y a quelques jours, un Français fraîchement arrivé à Sarajevo, sans doute un de ces expatriés qui travaillent au Bureau du Haut Représentant ou à l’OSCE, s’est fait remarquer rue Ferhadija par les réflexions que lui inspiraient les quelques filles voilées qu’il croisait. Accompagné de son épouse, une Russe d’après ce que l’on dit, il se retournait sur leur passage et ne pouvait s’empêcher de s’exclamer. C’est incroyable, soufflait-il, il y a 40 ans, ce n’était pas comme ça ! Et il les montrait du doigt, ce qui lui valait en retour les commentaires désapprobateurs des passants. Ce type croit être un fin connaisseur de l’ex-Yougoslavie parce qu’il a appris le serbo-croate dans sa jeunesse et qu’il a séjourné quelques mois à Sarajevo et à Belgrade dans les années soixante.
Ce samedi soir, il est installé en terrasse devant le passage qui mène au Centre culturel André Malraux. Il peste contre le serveur qui ne va pas assez vite à son goût et on dirait qu’il compte les femmes voilées qui passent devant lui. Avec des grimaces de mauvais élève, il prend des notes dans un petit carnet à spirales. Prépare-t-il une de ces notes anonymes et assassines qui circulent sous le manteau dans les bureaux des ministères ? En quarante ans, et surtout depuis dix ans, le pays et la ville ont changé, c’est une évidence. La présence islamique est plus forte, plus visible, c’est indéniable. Conduit par quelques-uns, un projet d’islamisation assez radicale du pays a existé pendant la guerre ? C’est possible. Mais pourquoi s’emporter contre le port du voile ? Proportionnellement au nombre d’habitants, il y a moins de femmes voilées à Sarajevo qu’à Marseille, à Roubaix ou à Londres.
Meliha prend justement place à la table voisine de notre bonhomme. Depuis décembre 1995, depuis la fin de la guerre, elle porte le hijab. Pendant le siège, elle a suivi vaille que vaille les cours de la chaire de français à l’Université. Ce n’était pas facile, bien sûr. Les enseignants, ceux qui étaient encore là en tout cas, venaient quand ils pouvaient. Meliha se souvient que, pour se rendre à la faculté, elle empruntait la rue de la Vie, comme on l’appelait alors. Une voie relativement à l’abri, parallèle à la grande avenue rebaptisée Sniper Alley par les correspondants de guerre. Il fallait marcher vite mais elle n’avait pas peur. Et puis il y a eu ce jour de printemps 1994. Son père et ses deux jeunes frères tués par un tir de mortier au pied de leur immeuble, sa mère brisée, comme folle. La réponse de Meliha à cette douleur-là a été la spiritualité et le voile. Elle n’a jamais prétendu que c’était la seule possible. La plupart de ses amies qui ont connu elles aussi des malheurs n’ont aujourd’hui aucune pratique religieuse.
À côté d’elle, le Français ne résiste plus. Il l’apostrophe en serbo-croate, presque brutalement. Dites-moi mademoiselle, ou madame d’ailleurs je n’en sais rien, pouvez-vous me dire pourquoi vous portez ce voile ? Meliha le dévisage calmement. Il a l’air assez sinistre avec son costume rayé et mal coupé, sa barbiche du siècle passé, ses cheveux plaqués par le gel. Parce que comme cela, je me sens en accord avec moi-même et avec ma religion, monsieur. Puis elle lui tourne ostensiblement le dos pour mettre fin à la conversation. Elle l’entend se lever puis partir en ronchonnant.
Il y a quelques mois, elle a été invitée par une association franco-belge à participer à un colloque à l’hôtel Holiday Inn, sur la place de la femme dans la société bosnienne. Les animatrices venues de Paris, de Bruxelles, de Lyon, avaient une cinquantaine d’années. C’étaient des militantes du droit des femmes, elles luttaient pour la laïcité, la représentation des femmes dans les institutions, au parlement, au gouvernement. Meliha et deux ou trois de ses amies, voilées elles aussi, étaient regardées par les participants étrangers comme des bêtes curieuses. On les attendait au tournant. Qu’allaient-elles dire de scandaleux, de risible ou de consternant ? Meliha était partie avant la fin de la première matinée de débats. »